Années 50, un été en Bourgogne, dans un château. La famille Daudet, issue d’Alphonse, est en vacances. Une combinaison de femme en soie beige flotte dans le vent sur une corde à linge. Thierry, 5 ans, la chaparde. Le soir, il l’enfile sur son corps nu et se mue en princesse dans une robe ivoire. Il monte et descend les escaliers dans un ravissement parfait. Un oncle le surprend. Il lui intime de ne jamais parler de cet épisode. Le plaisir de la jeune princesse devient honte et interdit. L’enfant bascule dans une vie de dissimulation hantée par le châtiment.
Eté 2010, dans un hôpital de Bangkok. Thierry a près de 60 ans. Il s’apprête à subir une « réassignation » en femme. « Je n’avais pas peur. Je me disais « au pire, je meurs pendant l’anesthésie ». Après sept heures d’intervention, le réveil a été douloureux. Mais je suis devenue Mathilde. Au bout d’un mois, pour la première fois, j’ai fait une photo de moi nue, alors que j’avais toujours fui les appareils photo. » Six ans plus tard, Mathilde Daudet, brune de belle allure, a reçu les journalistes de Libération dans son petit appart du XIVe parisien. Elle vient de publier un roman sensible, jamais scabreux : Choisir de vivre. L’histoire ? La sienne, celle d’une captive enfermée dans la norme. « Je me suis lancée parce que je voulais m’adresser à celles et ceux qui se sentent prisonniers, piégés dans un corps qui n’est pas le leur. Et lever une partie du voile sur un tabou de notre société où changer de sexe est permis mais toujours pas admis. » La meilleure façon d’entrouvrir les esprits fermés ? Mathilde Daudet l’espère, peu convaincue par les exercices bling-bling à la Caitlyn Jenner (ex-Bruce) : « Cette surexposition transforme l’exemple en exception. »
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Mathilde, arrière-petite-fille de l’auteur des Lettres de mon moulin voit le jour en 1950 dans une famille qui ne badine pas avec le séant et le bienséant. Le père (François) est médecin, catholique quasi mystique, fils de Léon Daudet (figure de l’Action française). La mère (Thérèse), ex-infirmière, élève sa troupe de quatre enfants. La vie est dirigée par la puissance paternelle, rythmée par les repas du dimanche et farandole d’« idées assénées sans aucune discussion possible ». « Je n’ai pas envie de l’accabler, assure sa fille. Il a essayé de tout faire pour que ses enfants ne sortent pas du chemin. D’être un vrai guide moral, de nous protéger. » Mais comment se confier à un homme convaincu d’être dans le Vrai, le Bien ?
« Je n’ai jamais été un garçon à 100 %. » Et ça, Thierry a mis des années à simplement le dire. Enfant, il collectionne en douce les douceurs féminines, comme les foulards. Plus tard, à l’adolescence, il s’achète des robes, en disant que c’est pour maman. En cachette, il s’attarde en rentrant du lycée devant les photos de trans et travestis qui se produisent au cabaret le Carrousel. « Ça m’attirait. Rien n’était décelable dans leur apparence féminine. Je me disais « c’est possible ». Mais je me l’interdisais. Je me contentais d’en parler à ce double que je me suis inventé vers 10-12 ans : Mathilde. » C’est à elle aussi qu’il confie sa souffrance face à ces poils qui poussent, cette virilité qui déborde à l’adolescence. Il déteste son corps. Mais il aime celui des femmes. Perd sa virginité à 15 ans. « J’ai toujours eu une sexualité hétéro. Fait beaucoup de conquêtes. Mais je n’ai jamais voulu posséder une femme. Je n’ai jamais dit comme les hommes, « je l’ai eue », « je l’ai prise ». J’avais juste envie « d’habiter » les filles. De devenir elles. »
La mort brutale de son père en 1969 n’est pas une libération. La famille, déjà en équilibre financier périlleux depuis que les œuvres de Daudet sont tombées dans le domaine public, est dans la mouise. Thierry, poursuivi par « la honte du plaisir » et la crainte de sortir du rang, fait le mâle. Plaque ses études de sciences-éco. Monte un labo photo. Et, surtout, épouse, en 1975, une vieille copine de vacances. Deux garçons naissent de cette union qui se vautre en divorce en 1989. Pourtant, rebelote avec Isabelle, d’une « beauté hallucinante » : « Je suis toujours béat devant une femme. J’adhère encore à mes croyances religieuses : pas de contraception. Je deviens à nouveau père de deux garçons. » La contention du catholicisme qui a pour Dieu un mâle, et de toutes ces religions monothéistes « qui interdisent le plaisir », va enfin céder à la mort de son très cher petit frère, victime d’une erreur médicale létale lors d’une appendicite. « Quand il a été hospitalisé, j’avais passé un deal avec Dieu, celui de n’avoir aucun plaisir jusqu’à ce que mon frère s’en sorte. Pendant plus de vingt ans, j’avais supplié Dieu, en prières, à croire que faire le Bien engendre le Bien. Là, je me suis dit : « Démerde-toi tout seul. » Je suis devenu théophobe. » Dans ces années 90, Thierry, qui se sent à « moitié femme », continue pourtant de surjouer le gars burné. Santiags, Perfecto, moto à fond, il devient grand reporter caméra au poing. Il a monté une boîte de prod audiovisuelle. S’investit à 100 % dans le boulot pour tromper son malaise. Afrique du Sud un an avant la fin de l’apartheid, reportage à Soweto, au Nicaragua… Un gaucho ? « Complètement désuète cette question. » Daudet est plus diserte sur sa période trompe-la-mort. Hélicoptère sans harnais, images shootées sous les balles. Ses confrères, qui l’appellent « Rambo », ignorent qu’il voyage avec une robe planquée dans ses bagages. « Si je ne me suis pas suicidée, c’est parce que je ne voulais pas tuer la Mathilde qui était en moi. » Et puis aussi parce qu’il y a Anne, un nouveau grand amour, « magique, pleine d’envie, très féminine. » C’est à elle, après des années de mutisme, qu’il finira par envoyer ce mail : « Je crois que je suis une femme.» Anne finira par répondre : « Sois heureux. Fais-toi opérer. Faisons ça ensemble. » Elle l’accompagne à Bangkok. « Les Français ne savent pas bien faire ce genre d’intervention. Et je ne voulais pas me soumettre à la procédure française. Trois ans d’évaluation par des psys durant lesquels il faut prouver qu’on est une femme. » En 2011, quand Thierry devient officiellement Mathilde aux yeux de l’état civil, la séparation, très douloureuse, avec Anne est consommée. Les commandes de reportages s’étiolent. « Les clients ont compris mon parcours mais ne m’ont plus fait travailler, malgré le peu d’usage de la verge dans une prise de vue. » Mais, se réjouit-elle, « ma mère, toujours en vie, m’a acceptée ». Et le nouveau corps, désormais en accord, vibre. « Le plaisir est là. Après une période assez asexuée, j’ai ressenti mon premier émoi face à un homme. » Mathilde est devenue.
1er décembre 1950 Naissance.
1975 Mariage.
2010 Changement de sexe.
2011 Jugement du tribunal permettant à Thierry de s’appeler Mathilde.
Janvier 2015Choisir de vivre (Carnets nord).