Portraits : les homosexuels maghrébins tentent de faire entendre leur voix

C’est le même rituel depuis neuf ans. Allumer une bougie le 10 octobre à 20 h, à l’occasion du TenTen, pour mettre en lumière la communauté LGBT algérienne. Mais cette année, l’initiative lancée par l’association Alouen prend une tout autre dimension. En Tunisie, la société civile a jeté un pavé dans la mare en demandant l’abrogation de l’article 230 du Code pénal selon lequel « la sodomie et le lesbianisme » sont passibles de trois ans de prison. Un sursaut qui pourrait donner des idées à l’Algérie, où l’homosexualité est aussi un crime.

Ce délit est en effet puni par les articles 333 et 338 du Code pénal : « Tout coupable d’un acte d’homosexualité est puni d’un emprisonnement de deux mois à deux ans et d’une amende de 500 à 2 000 DA [dinars algériens, de 4 à 16 euros]. Si l’un des auteurs est mineur de 18 ans, la peine à l’égard du majeur peut être élevée jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 10 000 DA d’amende [84 euros]. »

Malgré cette chape de plomb, la parole se libère en Algérie. De plus en plus d’homosexuels osent ainsi affronter le regard des autres mais surtout de leur famille en faisant leur coming out. Une petite révolution dans un pays pétri de traditions musulmanes et patriarcales. Portraits croisés. (Les prénoms ont été changés.)

Amine, 37 ans : « Je ne suis ni triste, ni heureux »

Amine a toujours su qu’il aimait les hommes. Pourtant, il a bel et bien failli se marier. Une manière de fuir ce qu’il était et d’être en paix avec la religion musulmane. « Je me suis dit que si je me mariais, je réglerais le problème, que j’aurais la vie de tout le monde », raconte-t-il. Amine porte son choix sur « la fille la plus masculine de la ville ». Pendant un an, ils se voient tous les soirs pour préparer le mariage. « On restait souvent seuls dans la même chambre et il ne s’est jamais rien passé », se souvient-il en précisant qu’avec le temps, elle avait fini par « comprendre ». Une situation d’autant plus paradoxale que sa fiancée était elle-même homosexuelle : « Le mariage l’arrangeait, elle aussi. C’était une couverture. Mais on n’en a jamais parlé ouvertement, c’était un sujet trop tabou. »

Et puis, il y eut le déclic. La jeune femme refuse de lui dire « je t’aime ». Et elle affirme haut et fort qu’elle ne prononcera jamais ces mots. Une manière détournée de faire son coming out. « J’ai alors compris que je ne pouvais pas vivre avec elle. Je me suis dit qu’elle avait raison, que moi aussi j’étais gay. » La rupture est consommée. Les amoureux de papier ne se reparleront plus jamais. L’option du mariage est définitivement exclue. Et petit à petit, Amine commence à accepter sa sexualité. Le jeune homme n’a jamais de relation avec un homme, hormis quelques « flirts à 18-20 ans, mais rien de sérieux ».

Ce n’est qu’à l’âge de 30 ans qu’il a osé dire l’indicible. « J’ai fait mon coming out auprès de ma mère avant même d’assumer complètement ma sexualité. Dans mon inconscient, si ma mère m’acceptait, je pouvais m’accepter moi-même », murmure-t-il. La révélation est brutale. Excédé par les complaintes de sa mère sur les difficultés de la vie, le jeune homme explose. Crûment. « Je lui ai dit : ‘je suis homosexuel, je suis pédé, je suis une tarlouze…' » Sa mère écarquille les yeux. La sexagénaire est sous le choc même si elle confesse avoir « toujours su ». Pour répondre à ses interrogations, il décide de coucher les mots sur le papier. « Elle a lu ma lettre et m’a dit : ‘Ça ne change rien, tu restes toujours mon fils.' »

Pourtant, tout change. « On ne s’entendait pas du tout avant, maintenant c’est exactement l’inverse. Tout petit, je pensais que je n’avais pas de mère. On ne s’entendait pas, on ne s’aimait pas », regrette Amine. Le jeune homme réalise alors qu’il ne s’agissait que de pudeur. Dans les société arabo-musulmanes, on ne montre pas facilement ses sentiments. Seul son père, qui a quitté le domicile familial 15 ans auparavant, ignore toujours qu’il est homosexuel. « Il me parle tellement de mariage que la dernière fois, j’ai failli lui demander s’il voulait que je lui fasse un dessin. Mais je me suis retenu car j’avais peur qu’il ait une crise cardiaque », insiste Amine en ajoutant que « tout ce qui compte, c’est l’avis de ma mère ».

Aujourd’hui, Amine est célibataire. « Je me fais souvent draguer mais je n’ai pas du tout envie de rencontrer quelqu’un. Ça ne sert à rien. Je suis quelqu’un de cérébral. Le monde des gays est un monde à part. Pour moi, ça ne se résume qu’au sexe. J’ai l’impression que je ne trouverai jamais la bonne personne. Tant que j’aurai l’impression de ne pas être à ma place, je ne pourrai pas. » Quant à sa vie sociale, elle se réduit comme peau de chagrin. « C’est un peu par choix mais pas totalement. Je me sens incompris. Je me suis longtemps senti seul. Quand j’étais petit, j’avais des tas de clichés sur les homosexuels, comme leur tendance à être efféminés. J’ai construit ma vie autour de ça. J’ai arrêté les études parce que je croyais qu’il n’y avait que les gays qui faisaient des études », regrette-t-il, la tristesse dans la voix.

Amine semble presque étranger à sa vie. Un spectateur esseulé, quasi misanthrope. « Je ne suis ni triste, ni heureux. Je vis au jour le jour. Je ne cherche pas à avoir de relation avec quiconque », assume le trentenaire. Ses amis sont loin, à Alger, à 500 km de là. Il ne les voit qu’une fois par an. Mais Amine ne s’en plaint pas. Gérant d’une sandwicherie, alors qu’il est en contact permanent avec la clientèle, il ne parle pourtant « presque avec personne ». « Je fais mon travail comme un robot. J’ai une arrière-boutique où je passe la plupart de mon temps à fumer des joints », lance-t-il sur un ton monocorde.

Ce qu’il attend de la vie ? Pas grand-chose, confie Amine. Premier à avoir quitté le domicile familial, il a été contraint d’y retourner il y a deux mois. Non pas par manque d’argent mais par « obligation ». Ses frères et sœurs ont quitté le nid pour se marier, laissant sa mère seule. Impensable. Dans les sociétés arabo-musulmanes, les enfants n’abandonnent par leurs parents. Même grabataires. Un sacrifice qu’Amine est prêt à assumer, quitte à mettre sa propre vie de côté. « Tant que ma mère est vivante, je suis obligé de rester avec elle. Si jamais je ne meurs pas avant elle, le jour où elle partira, je partirai d’ici. J’irai n’importe où. J’ai envie de ne connaître plus personne. Ça peut paraître triste mais mon rêve, c’est de vivre à la Robinson Crusoé. Seul avec la nature. »

Smaïn, 34 ans : « Ma mère a toujours l’espoir que je me marie »

Son coming out, Smaïn l’a fait lorsqu’il avait 31 ans. « J’étais un peu acculé. Chaque année, depuis mes 20 ans, il y avait toujours un moment où quelque chose tombait entre les mains de la famille, même si je faisais attention. J’avais fait un travail sur moi-même, du coup, lors de l’énième incident, j’ai décidé d’arrêter d’essayer de me camoufler avec des bobards plus gros les uns que les autres », se souvient l’Algérois. Dans le quartier de ses parents, les voisins parlent.

À chaque fois, par une pirouette parfois des plus acrobatiques, Smaïn parvient à faire croire au malentendu. Et puis un jour, la mère de Smaïn tombe son journal intime. « J’étais en couple et j’échangeais beaucoup de lettres avec mon homme. Elle s’est mise à crier et à me dire que même si ça n’était que des histoires, ce n’était pas des choses à écrire. » Le jeune homme décide alors de ne plus se défausser et prononce l’imprononçable. Des cris, des pleurs mais aussi beaucoup de violence verbale.

« Je l’ai vécu très mal parce que pendant très longtemps, j’ai pensé que tout le monde le savait mais faisait semblant. Ce jour-là, les masques sont tombés. Ma mère a vraiment exprimé sa rage. J’ai eu droit à ‘Va t’enfermer dans un appartement avec un autre homme, vous mourrez du sida de toute façon' », raconte Smaïn. Contre toute attente, son père, lui, se montre bien plus modéré. « J’ai toujours eu le sentiment que mon père allait mal réagir et que ma mère me protègerait parce que l’amour d’une mère est inconditionnel. Finalement, c’était l’inverse. Il avait accepté la chose. Elle faisait tout pour se mentir à elle-même », regrette-t-il en insistant sur « les signes qui n’étaient pas trompeurs » dans son « comportement ».

Smaïn raconte alors une anecdote qui peut prêter à sourire : « Une fois, j’ai un voisin qui est tombé sur une photo de moi sur un site de rencontres avec une annonce on ne peut plus explicite. Ça a fait le tour du quartier. Quand ma mère m’a demandé des explications, je lui ai dit que je devais de l’argent à quelqu’un qui s’était vengé de moi en créant un faux profil. Une histoire a dormir debout. Elle y a cru parce qu’elle préférait que je mente. »

Chassé du domicile familial, il s’installe chez un ami puis trouve rapidement une location. Un « mal pour un bien » insiste le jeune homme. L’occasion pour lui de prendre du recul et de revoir ses relations avec la famille. « L’étape suivante, à savoir reconstruire ce qui avait été brisé, a été plus compliqué. Il y a eu un accord tacite : on le sait mais on n’en parle plus. » Si dans la fratrie, l’homosexualité de Smaïn a été acceptée de manière inégale, le regard de la société reste parfois le grain de sable qui vient enrayer la machine. Devant les « potes du quartier », son jeune frère, pourtant « bienveillant à son égard », n’affiche pas sa tolérance. « Il ira dans leur sens en disant : ‘Il faut les brûler, c’est des pédés !' » Les relations sont plus compliquées avec sa jeune sœur. Une sorte de guerre froide. « Quand ma mère a commencé à montrer des signes d’acceptation, elle était toujours là pour relancer la chose. Je ne venais plus à la maison à cause d’elle. Je n’avais plus mon mot à dire. Elle estimait que je ne partageais pas leurs valeurs. »

Aujourd’hui, Smaïn vit seul. Une distance avec ses parents qui permet une « relation sereine ». Parfois, le naturel revient cependant au galop. « Si je viens passer mes congés chez eux, très vite, ma mère remet des sujets sur le tapis comme le mariage. Elle a toujours de l’espoir. Elle tente toujours », s’amuse-t-il. Sa vie amoureuse, elle, semble avoir été mise entre parenthèses. « J’étais en couple lorsque j’ai fait mon coming out. Nous avions des visions totalement différentes sur cette question, notre couple s’est fissuré. Pour lui, il était inadmissible de dire à ma mère que j’étais gay. Il voulait que je revienne dessus, que je lui dise que j’étais sous influence. Ça a pourri notre relation. Elle a fini par exploser quand il a commencé à me dire qu’il allait se marier, qu’il ne pouvait pas faire ça à ses parents. Je ne voyais pas l’intérêt de continuer », regrette le trentenaire.

Trois ans se sont écoulés depuis. Seul. « J’ai un peu perdu la foi. J’ai des petites histoires mais je ne suis pas disposé à revivre une relation à moins que l’autre partage mes positions en assumant son homosexualité. J’aimerais rencontrer quelqu’un qui me dise que se marier avec une femme est inenvisageable. » Entier. Pour Smaïn, impossible de faire semblant d’être hétéro pour se fondre dans le paysage. L’accepter tel qu’il est est « une chose inconditionnelle ». Et ce, même si la société algérienne n’est pas encore prête à accepter la différence.

Il évoque un monde tiraillé entre deux visions différentes : la jeunesse branchée sur Internet, ouverte sur la culture occidentale ; et les adultes pétris de valeurs de patriarcales, de traditionalisme mais aussi d’un islam hypocrite. « Ils parlent des valeurs à défendre alors qu’ils font les 400 coups. Je ne dis pas que je n’ai pas d’espoir mais je ne dirais pas non plus qu’on va vers une amélioration de la situation. Si je compare avec la Tunisie, on est en décalage total. Il y a des homos qui se sont sentis assez en sécurité pour créer une association. En Algérie, c’est inenvisageable. Si demain je poste une vidéo sur YouTube pour dire que je suis homo, je me ferai tabasser en sortant de chez moi. »

Ines, 34 ans : « Je préfère rester seule que mal accompagnée »

Ines a su très tôt qu’elle était lesbienne. Elle avait 14 ans. « Garçon manqué », comme elle se plaît à se décrire elle-même, elle tombe alors amoureuse de sa professeure de français. Imprégnée d’une culture très francophone, l’adolescente savait que « ça existait, qu’il y avait des communautés partout dans le monde ». Elle s’est donc acceptée « naturellement ». « Ma première histoire, c’était à 15 ans. J’étais en vacances à Oran. J’ai flashé sur une fille lors d’une soirée et c’était réciproque », se souvient la jeune femme.

Quant à son coming out, il n’a jamais vraiment eu lieu. Inutile. « Je n’ai pas eu besoin de le dire. Ça se voyait, c’était flagrant. Mon père me disait ‘viens voir ta femme à la télé’ quand mon idole passait », s’amuse-t-elle. Une fois de plus, le soutien est venu de la figure paternelle. « Ma mère savait mais elle ne voulait pas l’admettre. On n’en a jamais parlé directement, ouvertement, bien que j’aie essayé à maintes reprises. Ils évitent le sujet », raconte Ines. Les trois frères de l’Algéroise, eux, « ne cherchent pas midi à quatorze heures ».

Reste l’entourage plus ou moins proche. La jeune femme, qui vit seule, ne botte pas en touche lorsqu’on lui pose la question. « Je n’ai pas à avoir honte de ce que je suis. On choisit ses amis et je les ai bien choisis. Ils ne me jugent pas, ils m’acceptent telle que je suis. Il y a certes le harcèlement de la société mais on essaie de gérer ça pacifiquement », lâche-t-elle.

Sa vie amoureuse, Ines semble aussi l’avoir mise entre parenthèses. Là encore, la pression sociale, les faux semblants ont eu raison d’elle. « Ce n’est pas évident en Algérie. Les femmes sont toutes des psychopathes. Elles n’acceptent pas ce qu’elles sont. Pour faire plaisir à la famille et à la société, elles sont prêtes à se marier. Je préfère rester seule que mal accompagnée ! C’est dur mais on fait avec. On n’a pas le choix », admet-elle. La solution ? Partir. Un jour, peut-être. Car le quotidien n’est pas toujours évident. « On peut sortir, s’amuser mais en faisant toujours attention. Il faut surveiller tout le monde. On est dans un pays musulman. On peut être agressé. Il faut faire attention aux quartiers où l’on va. On ne peut pas vivre en totale liberté », regrette Ines. Pourtant, la jeune femme garde espoir. « Avec la nouvelle génération et Internet, il y a plus de tolérance. Avant, on était vraiment pointé du doigt. C’est moins le cas aujourd’hui. Ça commence à changer et j’espère que ça va continuer. »

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