Quand la CEDH se penche sur la condition de stérilité imposée aux trans

Condamnation de la Turquie par la CEDH, pour avoir conditionné le changement de sexe d’un transsexuel à sa stérilisation. Un avertissement pour la France ?

>> European Court: Turkey Cannot Require Trans People to Be Sterilized

Il est biologiquement femme mais se sent homme. En 2006, la justice turque a refusé de l’autoriser à se livrer à une opération chirurgicale qui lui aurait permis de changer de sexe. Motif : le transsexuel n’était pas définitivement stérile. Estimant qu’en s’immisçant dans son intimité, l’Etat turc a bafoué son droit au respect de sa vie privée, il décide donc de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Qui lui a donné raison, le 6 mars, et a condamné la Turquie à lui verser 7 500 euros.

«C’est un arrêt important, qui va sans doute en annoncer d’autres : pour la première fois, la CEDH se penche sur la condition de stérilité imposée aux trans», assure Philippe Reigné, chercheur au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise). Cette décision pourrait-elle avoir un impact sur les transsexuels français ? Les cas turc et français sont bien différents. En France, les juges n’ont rien à voir dans le changement de sexe physique des trans. Ce sont des médecins qui statuent sur l’opportunité de l’opération. En revanche, les juges leur demandent de prouver que leur changement physique est irréversible – que ce soit suite à une ablation ou à un traitement hormonal – avant de leur accorder un changement de sexe à l’état civil. «Entre les lignes, ça veut dire : « Etes-vous bien stérile? »», résume Philippe Reigné.

«Situation kafkaïenne»

La décision de la CEDH dans l’affaire «Y.Y. contre Turquie» préfigure-t-elle malgré tout une offensive des juges européens contre la condition de stérilisation imposée aux trans qui souhaitent une modification de leur état civil ? La question est d’importance : la CEDH est en effet d’ores et déjà saisie, sur cette question, par trois transsexuels français.

«L’affaire turque est bien particulière, tempère Fabien Marchadier, professeur à l’université de Poitiers (1). La cour dénonce ici une situation kafkaïenne : il faudrait être stérile pour pouvoir avoir accès à une opération de changement de sexe qui vous stérilisera… On ne peut pas en déduire que la CEDH contraindra la France à lever la condition de stérilité au changement de sexe juridique : dans toutes les décisions où elle a obligé les Etats à modifier l’état civil de transsexuels, ils étaient opérés. C’est précisément parce qu’ils avaient fait preuve d’une volonté hors du commun que la Cour a estimé qu’on ne pouvait les laisser dans un entre-deux juridique.»

«Et pourquoi pas ?», se met au contraire à rêver Philippe Reigné. «Ce qui se joue derrière cette condition de stérilité, c’est la volonté de ne pas bouleverser les règles de filiation, explique le juriste. Les juges veulent éviter qu’un enfant ait une double filiation paternelle ou maternelle, ce qui pourrait arriver si un trans procréait après son changement de sexe juridique.» Un homme devient femme sur sa carte d’identité, mais faute de stérilisation définitive, il met enceinte une autre femme. L’enfant a deux mères. «Cet argument juridique tient pourtant moins bien la route depuis la loi de mai 2013 qui a admis la possibilité d’avoir deux parents de même sexe, par le biais de l’adoption des couples homosexuels, poursuit Reigné. La raison de cette frilosité est en réalité très archaïque : on ne veut pas voir d’homme enceint.»

Dans sa décision «Y.Y. contre Turquie», la CEDH fait d’abord le point sur les diverses législations européennes. L’Autriche, le Royaume Uni, la Croatie ou le Portugal n’imposent ni intervention chirurgicale, ni stérilisation, ni même de traitement hormonal pour reconnaître juridiquement le changement de sexe. La Cour suprême allemande a estimé que l’exigence de stérilité était contraire aux garanties constitutionnelles relatives à l’intégrité physique et au droit à l’autodétermination sexuelle. A l’inverse de la Belgique ou de la Finlande (notamment), dont les législations se rapprochent du droit français – que François Hollande avait pourtant promis de réformer.

Deux grands principes en balance

La Cour européenne précise ensuite un peu sa position. Pour rendre leur décision, les juges ont mis dans la balance deux grands principes : le droit des transsexuels au respect de leur vie privée d’une part, et l’intérêt général d’autre part – le «besoin social impérieux» qui autoriserait un Etat à s’ingérer dans la vie intime des individus. Dans une société démocratique, rappellent-ils, l’ingérence de l’Etat doit être «proportionnée au but légitime poursuivi». Or, la liberté de définir son appartenance sexuelle «s’analyse comme l’un des éléments les plus essentiels du droit à l’autodétermination», disent les juges. Imposer la stérilisation à un individu est une ingérence grave dans la sphère intime, et la marge d’appréciation laissée à l’Etat pourrait donc être «restreinte». «La Cour prévient les Etats : « Attention, semble-t-elle dire, je vais très bientôt changer ma jurisprudence sur votre marge d’appréciation, préparez-vous ! »», analyse Benjamin Moron-Puech, de l’université Panthéon-Assas. Pourtant, la Cour arrête son raisonnement en chemin : «Elle ne répond pas à la question de savoir si la stérilisation poursuit ici un but légitime, poursuit ce juriste. Elle semble même suggérer que, si le gouvernement turc avait été mieux défendu, il aurait pu exister un but légitime tendant à la « protection de l’ordre et de la morale ». En effet, on pourrait imaginer que puisse être justifiée par de tels buts une législation empêchant qu’un homme à l’état civil soit « enceint » ou qu’une femme à l’état civil devienne le père biologique d’un enfant.»

Jusqu’en 1992, la Cour de cassation française refusait toute modification de la mention de sexe sur l’état civil. C’est la Cour européenne des droits de l’homme, déjà, qui avait contraint la France à évoluer. La CEDH sera-t-elle à nouveau l’aiguillon qui poussera la France à abandonner la stérilité comme condition sine qua non du changement de sexe ? Juridique fiction, pour Jean Hauser, professeur de droit à Bordeaux. «Certains voudraient que le sexe juridique ne s’appuie que sur la seule volonté des individus. Ce serait révolutionnaire : on pourrait, pourquoi pas, changer de sexe plusieurs fois dans une vie… Finalement, la notion de sexe disparaîtrait tout simplement de l’état civil, puisqu’elle ne serait plus un état mais un choix.» C’est pourtant déjà le cas en Argentine et au Danemark. C’est aussi ce qu’un conseiller municipal de New York voudrait voir exister dans sa ville, comme le note l’écrivain Michaël Cunningham dans le Libé des écrivains de jeudi. «Personnellement, j’aime le flou, écrit l’auteur de Snow Queen.Ce serait aussi l’ultime expression d’une liberté recherchée sans relâche depuis déjà longtemps, et avec un succès grandissant.»

(1) Auteur de «Le genre ou l’union : le dilemme du transsexuel marié», (Recueil Dalloz 2013).

Sonya FAURE