Début août, Pierre et Grégory se sont mariés. Pour cette bourgade de 606 habitants, ce premier mariage gay était un « évènement » plus ou moins bien accepté.
« T’as vu ? Ça fait quand même classe, hein ? »
En costume blanc, à une heure ou deux de son dîner de mariage – thème cinéma –, Pierre contemple la salle de réception. Fier et heureux. Un tapis en flanelle rouge a été installé sur l’escalier qui mène de la cour de la mairie à la salle des fêtes. Une arche à ballons roses aussi. Cela fait maintenant trois heures qu’il est marié à Grégory.
Je suis là, avec eux ce samedi d’août, parce que Pierre nous a écrit, en février dernier.
« Bonjour à toutes et à tous, je m’appelle Pierre, j’habite à Suilly-la-Tour [Nièvre]. L’an dernier, vous avez fait un article sur la commune qui se prenait en photo, et avez parlé de Grégory et moi sans le savoir, ni savoir qui nous étions, en disant : “Il y a même un couple d’homosexuels – le seul du village – qui vont se marier bientôt.” Eh ben voilà, je viens vous l’annoncer, c’est pour le 9 août prochain. »
« J-2, le stress me gagne peu à peu »
Puis Pierre nous invitait à voir ce que donnerait le premier mariage homosexuel dans ce petit village de 606 habitants, où vivent surtout des retraités. Nous avons accepté avec plaisir.
J’ai parlé plusieurs fois au téléphone avec Pierre, nous nous sommes « ajoutés » sur Facebook. Je me suis amusée à le voir compter les jours, à coup de photos de roses rouges :
« J-2, le stress me gagne peu à peu. »
Et puis le jour J est arrivé. Quand je franchis la porte de la salle des fêtes, Pierre, Grégory et trois amis à eux sont en pleine effervescence. Il faut gonfler des ballons mais le compresseur ne rentre pas dans la voiture de Michel. Ce sera à la bouche.
On met les gâteaux apéritifs dans des assiettes pour le vin d’honneur. Pierre, qui a été apprenti pâtissier dans sa jeunesse, a fait lui-même les entremets. Il finit de les décorer. :
« A ton avis, je mets toutes les roses jaunes sur celui-ci ? »
Un mariage modeste : « Il n’y a pas de boulot »
Pierre et Grégory se sont investis à fond dans leur mariage. Ils voulaient se lier à jamais, mais aussi se garantir de la sécurité l’un pour l’autre. Pierre dit :
« J’ai une assurance vie, c’est lui qui en héritera. Surtout pas mes frères et sœurs. »
Leur mariage est modeste. Tous les deux sont au chômage, ils ne pouvaient pas se permettre d’excès. Après avoir été chauffeur routier pendant vingt ans, Pierre a perdu son emploi :
« Ils voulaient me muter sur Nevers sans me payer le gasoil. Ça faisait 450 euros de budget gasoil par mois. Sur une paye de 1 500 euros par mois, il reste quoi ? »
Grégory, quant à lui, a enchaîné les petits boulots : en supermarché, en poissonnerie, chez un fleuriste, aux vendanges, en usine… Depuis quelques années, pour tous les deux, c’est la débrouille car comme me le diront plusieurs invités du mariage plus tard : ici, il n’y a pas de boulot.
Pour leur mariage, Grégory et Pierre ont aussi joué la carte de la débrouillardise, entre soldes, commandes sur Internet de produits moins chers, et négociations avec les fournisseurs.
« Bon, bah, amusez-vous bien les garçons ! »
Alors que nous discutons de tout cela, l’employée de mairie passe. Elle part en vacances et lance un gentil :
« Bon, bah, amusez-vous bien les garçons ! »
Il est déjà 13 heures et il faut filer d’urgence se préparer à la maison. Pierre se balade en boxer chez eux. Les bonnes amies s’affairent autour des deux mariés. Il faut lisser les longs cheveux fins de Grégory, les brosser, mettre un peu de gel à Pierre. Ils apparaissent finalement dans leur costume. Du blanc pour Pierre, du gris pour Grégory.
C’est l’heure d’aller dans les voitures décorées à la mairie. Je monte avec Benjamin, le témoin de Pierre et Sylvie, une amie de longue date. Dix-sept ans.
« Il sortait avec un ami d’enfance et on ne s’est jamais quittés. On a fait de ces fêtes avec Pierre ! »
Sylvie aimerait voir les gens applaudir
Sylvie est toute à sa joie. Elle klaxonne allègrement et nous fait rire. Et puis, elle s’assombrit légèrement : personne ne sort ! Elle aimerait voir les gens débouler hors de leur maison, applaudir. Benjamin tempère : ce n’est pas anormal… Mais Sylvie reste un peu inquiète :
« Tu sais… Les mariages homos, parfois, c’est pas bien vu dans les petits villages. »
Quand nous arrivons devant la mairie, une quinzaine d’invités attendent, souriants. Il y aura une trentaine de personnes au dîner du soir. Peu de famille. La mère de Grégory n’a pas le permis et elle travaillait. Du côté de Pierre, les deux parents sont décédés. Sa mère l’a toujours soutenu, il est ému à chaque fois qu’il l’évoque ce samedi :
« Ça me fait beaucoup de mal qu’elle ne soit pas là aujourd’hui. »
Un peu plus loin, un petit groupe de villageois attend aussi les mariés. Certains ont des cotillons dans les mains, d’autres leur appareil photo. Certains sourient, d’autres s’assument bien en badauds curieux. Il en est un qu’on ne peut pas rater : c’est Roland. Le taulier du bar-restaurant du village a mis, pour l’occasion, une perruque violette et une robe à fleurs. Il a des paillettes dans sa moustache, un peu de maquillage sur les yeux.
« Roland, il déconne beaucoup »
Pierre et Grégory m’avaient prévenue :
« Roland, il déconne beaucoup. Il a dit qu’il allait venir en jupe. Il appelle Pierre Robert et Grégory, Roberta. »
J’avais froncé les sourcils. Ils avaient réagi :
« C’est un peu lourd mais bon, faut le prendre au troisième degré… C’est de bonne guerre. Il est adorable, il nous a prêté le saladier pour le punch. Il nous a dit : “Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous nous dites.” »
Dans sa perruque violette et sa robe de mamie, l’intéressé s’explique sur sa tenue :
« J’avais demandé à Pierre si ça le dérangeait, il m’a dit que non. Ça fait un peu d’ambiance, d’animation. C’est sympa. Parce que deux mecs comme ça… Ils seraient sortis, il y aurait eu deux-trois confettis… Ça aurait fait fade. »
« Ils vont pas violer des enfants »
Le mariage de Pierre et de Grégory ne lui pose pas de problème. Il les aime bien. Il est content pour eux et puis…
« Je préfère voir ça que des mecs qui sautent des gosses. »
Roland ne sera pas le seul à me dire ça. Michel, un plombier au jean recouvert de taches de peintures, faisait partie des curieux devant la mairie. Il le reconnaît. Il voulait voir « la première fois que deux hommes se marient » :
« C’est bien parce que ces deux hommes-là, ils vont pas violer des enfants.
– Mais pourquoi vous faites le lien entre les deux ?
– Bah ? Quelque part il vaut mieux qu’ils se marient plutôt que de violer des enfants…
– Oui, mais est-ce que si un couple hétérosexuel se mariait, vous diriez ça ?
– Oui, vaut mieux qu’ils se marient. Pour moi, c’est la même chose. »
Des coups de fil anonymes
Grégory est à peine étonné quand je lui parle de cette discussion. Ce ne serait pas s’avancer que de dire que c’est l’histoire de sa vie. Si Pierre s’est découvert homosexuel vers l’âge de 18 ans, Grégory l’a toujours su. Ado, il a vécu un calvaire d’insultes, de brimades et a fini par arrêter l’école en troisième pour cette raison.
Même à Suilly-la-Tour, avec Pierre, cette année, ils ont eu des coups de fil anonymes. On les traitait de « pédés » au bout du fil. « Des insultes à trois francs six sous », tempère Pierre. Ancien rugbyman, il n’a peur de personne. Et si on l’ennuie, il n’hésite pas à « ouvrir la valise à mandales » :
« Le pire, c’est que nous, on savait qui c’était, mais eux niaient. C’est des gens qu’on connaissait, qui étaient invités au mariage, avec qui on se rendait service. On a fait savoir qu’on avait porté plainte, ça s’est arrêté net. »
Dans le village, le mariage a fait jaser. De l’aveu de (presque) tout le monde. Roselyne dit par exemple n’avoir rien entendu. Cette retraitée a amené son appareil photo devant la mairie « pour le premier mariage gay de Suilly-la-Toure ». Pour elle, « chacun fait comme il veut » et « ça ne la dérange pas ».
Premier mariage gay au village : interview de… par rue89
« C’est un petit village de campagne ici »
Sa fille Delphine habite Uzès (Gard). Elle trouve ça bien. Plus enthousiaste que sa mère, elle dit :
« C’est bien qu’ils aient le droit de se marier comme nous. Mais c’est vrai que pour Suilly-la-Tour, c’est l’événement, vous ne vous rendez pas compte… C’est un petit village de campagne ici. Moi, ça me choque pas parce chez moi, il y en a beaucoup, mais ici… »
Jacquie, un autre retraité, est né au village. Il connaît la famille de Pierre depuis toujours. Son arrière-grand-mère a même été accouchée par la grand-mère de Pierre. Il les soutient donc à 100% :
« Beh, ils ont raison ! Ils ont tout à fait raison. Chacun prend son plaisir où il peut. »
Je n’ai pas rencontré de personnes moqueuses, mais de l’avis de Sylvie, une invitée du mariage, amie du couple, il y en a eu. C’est la personne la mieux placée pour en parler.
« Il y en a qui ont rigolé »
A 62 ans, elle est très impliquée dans la vie de la commune, connaît tout le monde, parle avec tout le monde :
« Il y a de tout, des gens comme nous qui trouvent que c’est bien les gens qui s’aiment. Il y en a qui ont rigolé. Ce matin encore, des gens m’ont dit en riant : “Il y a un mariage homo à la mairie aujourd’hui.” J’ai dit : “Oui, je suis invitée.” »
Elle mime ses interlocuteurs perdre leur sourire, rapidement. Jean-Claude Meignan, le photographe qui a pris les villageois en photo :
« Un habitant m’a dit : “C’est toi qui fais leurs photos ?” J’ai dit : “Oui, ils me l’ont demandé.” Il a répondu : “Ah, bah moi, je n’y serais pas allé.” Evidemment, sur [606] habitants, il y a des ronchons. Je dirais qu’ils ne dépassent pas les 5%. »
Le maire ? Contre le mariage homo
Ce n’est pas l’avis de Jean-Fernand Thibault, maire en place depuis quatorze ans. Selon cet agriculteur céréalier, une grande majorité du village était opposée au mariage gay et à ce mariage aussi :
« Il y avait des moqueries, j’ai dit que je ne tolèrerai pas les débordements. »
Rien à voir avec de l’homophobie pour lui :
« Il y a toujours eu des homosexuels dans le village. Très bien intégrés. Pendant un temps, un couple de lesbiennes a même tenu une auberge : La Clé des champs. »
Il ne s’en cache pas. Cette réforme « ne l’emballe pas ». Pour lui, la base de la famille, c’est « un homme et une femme » et le mariage, c’est « réservé à un homme et une femme ». Il connaissait Pierre, il n’a rien contre lui, « bien au contraire », il respecte les personnes, leur choix de vie. Mais le mariage gay…
« C’est un mariage qui sort de l’ordinaire »
Le voici pourtant, le maire, torse entouré de son écharpe tricolore, face à Grégory et Pierre. Accompagné par les clics des appareils photo, il commence son discours, souhaite la bienvenue aux amis et proches du couple :
« C’est un mariage qui sort de l’ordinaire, certes. Mais c’est un mariage autorisé par la loi. Que l’on soit d’accord ou pas d’accord. Libre à chacun de penser ce qu’il veut dans le respect de la loi et surtout dans le respect des hommes et des idées. »
Il embraye sur un long discours, insistant lourdement sur le fait que les citoyens ont aussi des devoirs :
« Participer, aider si possible aux manifestations des actions communales, est un devoir. La vie de notre commune en dépend. Pierre, Grégory, j’espère vous croiser plus souvent aux manifestations. »
Plus tard, je demanderai au maire s’il aurait dit la même chose à un couple hétérosexuel. Il m’assurera que oui, mais développera son avis plus clairement :
« C’est facile de vivre comme ils vivent, aux crochets de la société. Ils font un beau mariage, avec un beau costume blanc, une belle fête… On tire les avantages mais on ne s’implique pas beaucoup dans la commune… »
« Oui »
Bonne ambiance. Tout à leur émotion, Pierre et Grégory relèvent à peine la pique du maire. Pierre, un « gros nounours sensible » de l’aveu pertinent de son propre témoin, est sur le point de pleurer. Il retient difficilement ses larmes en disant « oui ». Grégory aussi. Je les vois se serrer les mains de toutes leur force. Je les trouve beaux et émouvants.
En revenant à Paris, j’ai relu l’e-mail de Pierre, celui de février. Il le finissait ainsi :
« Je suis venu vous annoncer notre mariage, pensant si cela vous intéresserait de couvrir l’évènement, ceci sans arrière-pensée. Peut-être par envie de montrer que dans les petites communes, on est peut-être plus tolérant qu’en grande agglomération. »
Que pensera-t-il en lisant mon reportage ?
Renée Greusard | Journaliste Rue89