La gestation pour autrui fait de nouveau polémique. Le philosophe Ruwen Ogien livre sa réflexion sur les “mères porteuses”, et remet en cause les arguments de “marchandisation” ou de “dignité humaine” brandis par les opposants à la GPA : “On peut faire appel à une mère porteuse sans nier son humanité” !
Trois jours avant le rassemblement de la Manif pour tous le dimanche 5 octobre, le Premier ministre Manuel Valls a déclaré que la gestation pour autrui (GPA) resterait interdite en France. L’ancien candidat aux primaires socialistes, qui affirmait en 2011 être favorable à cette pratique dite des “mères porteuses”, semble donc avoir retourné sa veste. Rejoignant les slogans de la Manif pour tous, il qualifie ce processus médical de “commercialisation des êtres humains et de marchandisation du corps des femmes”. Le philosophe Ruwen Ogien, auteur entre autres de La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique (2009) et en 2014 de Philosopher ou faire l’amour, défend la liberté des femmes, le droit de fonder une famille, mais aussi le nécessaire consentement des contractants à la GPA.
Pensez-vous que, concernant la GPA, on peut parler de “commercialisation” et de “marchandisation”, comme l’a fait Manuel Valls?
Ruwen Ogien – Tous ceux qui s’intéressent au débat public savent qu’il existe des notions contagieuses qui, loin d’éclairer le débat, contribuent à le rendre impossible. C’est le cas aujourd’hui de la notion de “marchandisation” qui signifie deux choses complètement différentes. 1) Vendre ou acheter des choses qui ne devraient ni être vendues ni achetées, et 2) se servir des autres comme des choses, des objets, de simples moyens, conduite profondément immorale selon Kant (entre autres).
“Les opposants à la gestation pour autrui jouent sur les deux sens du mot marchandisation”
Dans le deuxième sens, la marchandisation n’implique pas logiquement le fait d’être vendu ou acheté. On peut se servir des autres comme si c’était des choses, des objets, de simples moyens, sans payer ou se faire payer. C’est ainsi que les plus puritains voient les relations sexuelles sans lendemain, même lorsqu’elles sont gratuites. Les opposants à la gestation pour autrui jouent sur ces deux sens du mot “marchandisation”. Ils passent de l’un à l’autre quand ça les arrange, ce qui montre bien l’usage idéologique qu’ils font de cette notion fourre-tout.
Le caractère gratuit d’un contrat de gestation pour autrui ne suffit donc pas à prévenir cette marchandisation au deuxième sens du terme?
Pour ceux qui endossent les idées de Kant, la gratuité ne suffit évidemment pas. D’après eux, la GPA est une pratique condamnable dans tous les cas, parce que même si elle est gratuite, elle réduit la gestatrice à l’état de chose, d’objet, de simple moyen. Le problème, c’est que Kant n’a jamais bien expliqué à partir de quel moment exactement quelqu’un devenait un simple moyen. On utilise les plombiers. Mais cela ne veut pas dire qu’on les voit comme des choses, de simples moyens, qu’on ne reconnaît pas leur humanité. De la même manière, on peut faire appel à une gestatrice sans la voir comme une chose, un simple moyen, sans nier son humanité.
Manuel Valls, ministre socialiste, rejoint ici un combat défendu par des personnes généralement à droite, comme les supporters de la Manif pour tous. La question de la GPA, ou même de la PMA pour les couples homosexuels, a-t-elle tendance à transcender le bipartisme ? Si oui, gauche et droite ont-elles les mêmes arguments?
Il semble en effet que sur ce sujet il n’y ait pas de différence profonde dans les déclarations publiques, bien que les sources d’inspiration soient différentes. A gauche, elles viennent plus souvent de Kant, de Marx (contre la réification, c’est-à-dire la transformation de la personne en objet, instrument ou moyen au service des fins d’autrui), ou d’Heidegger (contre le règne désastreux de la technique dans les affaires humaines, y compris celles qui concernent la procréation). A droite, ce sont plutôt les directives de certains groupes de pression catholique qui donnent le ton (elles mêlent les deux sens de marchandisation et ajoutent un prétendu “ordre naturel”).
Mais il y a certainement une grande différence dans l’usage politique qui est fait de ces arguments. La droite “dure” s’en sert pour mobiliser des foules afin de peser sur la droite “molle” et affaiblir encore plus la gauche si c’est possible. La gauche de gouvernement les met en avant pour essayer de désamorcer cette contestation, en prenant le risque de l’incohérence et du reniement, avec un succès très limité jusqu’à présent.
Dans le cadre d’un contrat de gestation pour autrui, vous défendez le droit des femmes à disposer de leur corps, et donnez comme garantie le consentement à un contrat. Mais comment garantir un consentement libre et éclairé dans une procédure de GPA ?
Garantir un consentement libre et éclairé n’est jamais facile. Ce n’est pas un problème spécifique à la GPA. Pensez aux interventions médicales. Le consentement du patient, angoissé, souvent ignorant, est-il vraiment libre et éclairé ? On peut en douter. Mais qui voudrait revenir à la sombre époque du paternalisme médical, quand le patient n’avait rien à dire sur le sort qu’on lui réservait ? Le consentement reste important même lorsqu’il n’est pas idéal. Pourquoi devrait-il en aller autrement pour la GPA ? Quoi qu’il en soit, il me semble que le plus important, c’est d’exiger que les conditions du contrat de GPA soient justes, c’est-à-dire qu’il n’ait pas été extorqué par la violence, le chantage, la menace ou l’abus de faiblesse et qu’il ne nuise pas délibérément à des tiers.
Vous avez souvent dénoncé les notions de “dignité humaine”, ou d’“intérêt supérieur de l’enfant”, qui seraient faussement universelles.
L’argument de la dignité humaine est confus. Il sert à justifier tout et son contraire. Au nom de la dignité humaine, on peut revendiquer la légalisation du suicide médicalement assisté ou son interdiction absolue. Le pire, c’est lorsque l’argument de la dignité sert à nous interdire de faire ce que nous voulons de notre propre vie, même lorsque nous avons mûrement pesé notre décision et que, par nos actions, nous ne causons de tort à personne.
“Il n’y a plus que les gays et les lesbiennes à qui on dénie le droit de créer une famille au nom de l’intérêt de l’enfant”
C’est ce qui s’est passé pour le lancer de nains qui est interdit en France au nom de la dignité humaine, en dépit du fait que celui qui pratiquait cette activité revendiquait son choix. Dans ce genre d’affaires, l’argument de la dignité humaine est purement paternaliste. Il est basé sur l’idée que certains savent mieux que nous ce qui est bon pour nous. Le raisonnement contre la GPA fondé sur l’idée de dignité est aussi paternaliste. On ne laisse pas aux femmes la liberté de porter un enfant pour autrui, même si elles ont longuement évalué les avantages et les inconvénients de cet engagement, car ce serait “contraire à leur dignité”.
Quant à l’argument de l’intérêt de l’enfant, il fait mouche, c’est sûr. Mais il ne faut pas oublier que ce qui est au centre de notre construction juridique, ce n’est pas l’intérêt de l’enfant, mais la liberté de procréer et de fonder une famille.
Ainsi, les pauvres, les alcooliques, les handicapés, les brutes, les irresponsables ont le même droit de créer une famille que les riches, les bien-portants et les plus cultivés. Ce qui justifie ces libertés, c’est le refus de l’eugénisme. Mais il s’ensuit que la liberté de créer une famille n’est plus liée à l’idée d’intérêt des enfants. Sauf dans un seul cas, celui des gays et des lesbiennes. Il n’y a plus que les gays et les lesbiennes à qui on dénie le droit de créer une famille au nom de l’intérêt de l’enfant. L’homophobie continue d’exercer ses ravages !
Vous avez dit que l’Etat n’était peut-être pas légitime à s’immiscer dans les mœurs. Un cadre juridique, même minimal, n’est-il pas indispensable pour éviter certaines dérives ?
J’estime que l’État ne doit pas contrôler ce que les gens font de leur propre vie ou ce que des adultes consentants font entre eux, dans la mesure où ils ne cherchent pas à causer de torts aux autres. Mais je soutiens l’intervention de l’État pour empêcher qu’on cause délibérément du tort aux autres, en les exploitant, en les persécutant, etc. A mon avis, ces deux principes suffisent largement, si on les respecte, pour éviter les dérives.