La France compte 14 millions de retraités, en bonne santé, en difficulté, ou dépendants. Avec un taux d’homosexuels évalué à 5 à 7% de la population, on arrive à environ 800.000 d’entre eux d’ores et déjà en fin d’activité professionnelle, selon Francis Carrier, fondateur de l’association Grey pride (Fierté grise).
Moins militants que leurs cadets, 25 à 30% de ces séniors auront vécu une première vie hétérosexuelle. « Très contents » des avancées importantes des droits obtenues par la communauté, notamment le mariage pour tous en 2013, ils veulent toutefois « vivre tranquilles » sans être « montrés du doigt ».
« Nous avons un héritage de discrétion que n’ont pas les jeunes », estime Jean, 75 ans. « Pendant des dizaines d’années, j’ai vécu une double vie. J’ai pris le pli. Je ne vais pas me révéler maintenant ! » Il assure ainsi avoir une vie intime « active », mais reconnait rester « caché », « clandestin », comme nombre de ses camarades. « Dans mon milieu professionnel, on me prenait pour un coureur de jupons », se souvient-il, lors d’une réunion à Paris des Gais retraités, à laquelle participent une vingtaine de seniors.
« Mais c’était plutôt un allumeur de braguettes », l’interrompt Robert, suscitant un grand éclat de rires. A 79 ans, Robert, lunettes carrées, est une figure de cette association qui rassemble retraités et pré-retraités homosexuels pour des activités sportives, culturelles ou gastronomiques.
Lui aussi est issu d’une génération qui a connu « une période de répression importante des homosexuels », que la plupart ont vécu dans leur chair.
Jusqu’en 1981, l’homosexualité était en effet considérée comme une maladie mentale en France et les actes « impudiques ou contre nature » passibles d’emprisonnement jusqu’en 1982. Les arrestations et humiliations policières furent donc nombreuses et les tabassages multiples.
« Certains, quand ils ont revendiqué leur homosexualité, ont affronté des gestes hostiles à une époque ou le dire était inenvisageable », constate Sébastien Lifshitz, réalisateur du documentaire « Les invisibles », pour lequel il a connu « une centaine » de seniors LGBT.
« Eduqués dans le culte de la discrétion, ils se racontaient à un petit groupe d’intimes. Mais la revendication, le geste militant étaient plus rares », note-t-il.
« Si je ne me suis pas affiché, c’était par préservation », opine François, 63 ans : « On s’en est sorti jusqu’à présent, on va continuer comme ça. »
Francis Carrier analyse cette attitude comme de « l’auto-exclusion », qu’il qualifie de « self-défense des minorités ». « Déjà, sexualité et vieillesse représentent un véritable tabou social. Si l’on ajoute le facteur homosexuel, cela relève presque de la perversion », regrette-t-il.
Le réflexe de dissimulation s’avère particulièrement important en maison de retraite ou dans les Ehpad, les établissements hospitaliers pour personnes âgées dépendantes. Par crainte d’être « ostracisées », nombre d’entre elles préfèrent « mentir » sur leur orientation sexuelle, explique-t-il.
Grey pride a mis en place une ligne téléphonique pour seniors, qui, méconnue, fonctionne pour l’instant au ralenti. Richard Boitier, l’un de ses écoutants, psychologue à la retraite, se souvient d’un gay séropositif qui, dans les années 1990, avait été « mis à l’index » dans une maison de retraite où il intervenait. « Il n’avait plus le droit de sortir de sa chambre. Son repas lui était laissé devant sa porte ».
« Statistiquement, ces seniors sont plus pauvres, ils ont connu plus de parcours chaotiques, certains ont le sida », liste M. Carrier. « Mais rien n’est pensé pour eux. » Et de citer l’exemple des personnes trans, qui « ont le seul choix de se suicider ou de mourir isolées socialement ».
Pour Robert, des Gais retraités, pas question pour autant de faire du « prosélytisme » pro-LGBT dans les maisons de retraite. « Nous sommes minoritaires dans la société. Et il ne faut pas que des gens minoritaires pompent l’air des autres ».
Un discours « inaudible » pour les plus jeunes, qui relève « beaucoup de l’effet de génération », analyse pour l’AFP Régis Schlagdenhauffen, sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et spécialiste des catégories sexuelles. « Ces seniors ne sont pas allés sur des chars à la Gay pride car ils estimaient que cela n’était pas nécessaire », dit-il. « Quand pendant 50 ans on a vécu discrètement, on n’a pas envie à la dernière minute d’être photographié ».