Cela fait 25 ans que je suis séropositif et ça me crève toujours le cœur quand je reçois un message sur Facebook ou ailleurs d’un gay qui vient d’apprendre la mauvaise nouvelle. Très vite, je le rassure en lui disant que c’est beaucoup moins grave aujourd’hui qu’avant mais tout le monde sait ça, même ceux qui ne s’informent pas régulièrement sur l’actualité VIH.
Ce qui les fout en l’air, même quand ils ont anticipé le résultat du test de dépistage, c’est cette solitude affective qui leur tombe dessus. On pourrait croire qu’après toutes ces années d’activisme, il y aurait un processus d’acceptation plus facile. Pourtant, c’est toujours un échec personnel et il y a désormais tellement peu d’écoute, dans la communauté lesbienne, gay, bi et trans (LGBT), que ces homosexuels se trouvent assommés par le silence. Et le plus grave, quand on écoute, c’est le sentiment de honte et de mise à l’écart.
Les relations prétendument « exclusives »
Une étude américaine récente a révélé qu’un homme sur cinq ayant une relation suivie avec un partenaire régulier séronégatif ne prenait pas l’initiative de se faire dépister pour le VIH. C’est une proportion importante, surtout dans certains pays occidentaux qui voient une augmentation sensible de l’épidémie auprès des hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes. En effet, il est connu que les relations prétendument « exclusives » sont une des principales raisons de l’exposition au VIH.
Dans une relation suivie, le niveau de confiance très élevé entre les partenaires est paradoxalement un des facteurs de risques (ils ne prennent souvent plus de préservatif). Puisque chacun met toute sa confiance dans l’autre, le VIH n’est plus discuté et les gays développent un sentiment d’invulnérabilité.
Pourtant, les recommandations officielles sont claires pour eux : tout homosexuel doit entreprendre un test de dépistage au moins tous les six mois. Non seulement pour le VIH, mais pour les infections sexuellement transmissibles ou les hépatites. Comment se fait-il que les gays oublient le test de dépistage, alors que les tests rapides se multiplient (même s’ils sont mal répartis) ?
Réponse : les gays continuent de se contaminer mais le silence est grandissant sur tout ce qui touche de près ou de loin au sida. On en parle plus dans la société, on en parle plus entre amis et les couples « sérodifférents “ne connaissent pas d’autres couples ‘sérodifférents’ dans leur entourage car ce type de confidence est de plus en plus rare au sein d’une communauté dans laquelle le VIH était historiquement le ciment de l’entraide.
Le sésame gay : être indétectable
L’identité de séropositif se dilue au fil des ans avec la confirmation de l’efficacité des multithérapies plus faciles à prendre que dans le passé. Les personnes nouvellement contaminées se voient proposer des traitements de référence en une pilule par jour. Mieux tolérés que les multithérapies d’il y a dix ans, faciles à prendre, ces combinaisons de médicaments ont amélioré la vie de nombreux séropositifs qui considèrent qu’ils n’ont plus la nécessité de faire un coming out sur le sida.
Le suivi médical est désormais plus espacé pour les personnes qui tolèrent bien le traitement. Avant, il fallait voir son médecin tous les trois mois. Aujourd’hui, une grande partie des personnes séropositives ne voient plus leur médecin infectiologue que tous les six mois.
C’est surtout le cas pour les patients qui répondent bien au traitement et qui ont une charge virale indétectable. De fait, ce statut d’indétectable est devenu le sésame gay moderne, une des raisons essentielles du tabou grandissant sur le VIH. A partir du moment où on est indétectable, le risque de transmettre le virus est réduit (mais pas impossible pour autant). Nombreux sont ceux qui pensent que ce n’est plus nécessaire de dire à son partenaire que l’on est séropositif.
Le silence est donc de retour.
Et ce n’est pas une bonne nouvelle.
Après un an de bataille pour le mariage…
Car tout le monde ne tolère pas si bien les multithérapies de référence. Certains vivent difficilement avec, par exemple, des effets secondaires neurologiques pas anodins (dépression, vertiges, cauchemars, difficulté de concentration, etc.). Et les gays récemment contaminés ne savent plus vers qui s’adresser. Ils vivent ces handicaps avec la culpabilité de ne pas être ‘comme les autres’, ceux qui vont bien.
Ils se sentent exclus de la ‘normalité’ du suivi médical du sida. Et face à eux, les associations ont énormément perdu de leur visibilité. Le VIH est à peine discuté dans les médias LGBT. L’information de base sur le sida, les infections sexuellement transmissibles (IST) et les hépatites est en stand-by, surtout auprès des jeunes.
L’info étrangère n’est plus traduite en français. Après une année de bataille épuisante sur le mariage gay, le sida est absent. Plus personne n’en parle. Et les gays en premiers.
L’amnésie sida de la communauté LGBT
Régulièrement, je reçois des messages de gays, jeunes ou moins jeunes, totalement désemparés. Ils viennent d’apprendre qu’ils sont séropos et il n’y a vraiment personne pour leur parler. La plupart vivent en province ou dans les départements d’outre-mer où le tissu associatif disparaît, où il est impossible de se confier sur les sites de drague car autrement c’est la fin de l’anonymat et le début de la rumeur.
Si quelqu’un a le malheur de dire qu’il est séropo en Auvergne, tout le monde le sait. Tous les ans en France, plus de 6 000 nouvelles contaminations surviennent, dont 40% chez les gays et bisexuels. Ces plus de 2 000 hommes, personne ne parle d’eux. Ils sont les sacrifiés de la lutte contre le sida, les oubliés, ceux qui font chier parce que tous les autres voudraient ne pas les voir. Ils personnifient la cause que l’on a délaissée.
Oubliés de la société, oubliés du ‘mariage pour tous’, oubliés par leur propre communauté, par leur propres amis, ils sont beaucoup plus isolés en 2013 qu’ils ne l’étaient il y a vingt ans, quand la lutte contre le sida atteignait son plus haut niveau d’engagement. Aujourd’hui, la communauté LGBT est frappée d’une amnésie sida, et ceux qui en souffrent le plus sont les derniers touchés.
Tout le monde leur dit que c’est paradoxalement le ‘meilleur moment pour devenir séropo’. Des traitements efficaces, une espérance de vie équivalente à celle des personnes non contaminées – si on prend ses traitements tous les jours, pour toujours.
Qui veut tomber amoureux d’un séropo ?
Mais l’identité de séropositif ne se construit pas en deux jours. Ni en deux ans. C’est quelque chose qui vous travaille tout le temps et qui évolue avec vous, contre vous aussi. Cette identité ne cesse de changer, je peux en témoigner. Et tous ces gays touchés par ce virus étrange doivent s’adapter seuls, en province, dans des régions où l’information est si rare qu’elle discrimine davantage les nouveaux arrivants de l’épidémie. Les phénomènes de rejet sont nombreux et les messages de désespoir portent souvent sur cet aspect.
En 2013, ce n’est pas tant le fait de découvrir la séropositivité qui traumatise. C’est surtout l’absence de discours associatif, culturel et amical qui complique le fait de s’accepter avec cette nouvelle identité. La vie de séropo est devenue à nouveau solitaire. On continue sa vie mais on n’est plus le même.
A la limite, on culpabilise encore plus parce que ça arrive quand le sida n’est plus à la mode. On se dit qu’on ne trouvera jamais un partenaire amoureux qui accepte une telle différence, à un moment où les gays retrouvent une liberté sexuelle sans précédent qui provoque une prise de risque considérable en France (lire cette étude). Qui veut tomber amoureux d’un séropo aujourd’hui ?
Didier Lestrade | Journaliste, cofondateur d’Act Up Paris, écrivain