« Située dans l’âme, l’inclination homosexuelle est rationnelle et ne peut être contre nature », justifiait Saint Thomas

Les chrétiens homosexuels qui veulent être reconnus par l’Église doivent-ils prier Saint Thomas ? Dès le XIIIe siècle, le théologien dominicain avait trouvé une solution qui permettait à Rome de manier plus aisément cette matière hautement fissible : l’homosexualité.

Selon lui, en effet, l’homme, avec tout ce qu’il est – âme, corps, passions, mais aussi condition de péché -, fait partie du dessein divin. Hétéro ou homo, il est un fait de Dieu. Certes, le christianisme, comme avant lui le judaïsme, s’appuie sur le verset 1,28 de la Genèse (« Soyez féconds, croissez et multipliez-vous ») pour lier l’acte sexuel à la procréation. Dans cette perspective, exit toute relation sexuelle qui ne vise pas à faire des bébés. Voilà pour le principe moral, et Thomas, en bon théologien orthodoxe, ne s’en éloigne pas… officiellement. En effet, comme le montre le dominicain Adriano Oliva dans Amours (Cerf), La Somme de théologie (I-II, q. 31, a. 7), le livre que Thomas destinait à la formation des prêtres mais qui restera inachevé, instille un peu de désordre dans ce bel ordonnancement : pour lui, en effet, l’homosexualité est une inclination qui est enracinée non pas dans le corps, mais dans l’âme, là où s’expriment l’affection et l’amour. Rien à voir donc avec la sodomie, liée au corps, et considérée comme contre nature.

Située dans l’âme, l’inclination homosexuelle est rationnelle et ne peut être contre nature : son origine fait d’elle l’un des « principes naturels » de l’espèce. Et puisque tout cela se situe dans l’âme, on entre dans le domaine de la métaphysique, et l’on quitte celui de la morale.

Le maître dominicain n’hésite pas à relativiser le natalisme de la Genèse : le « faire l’amour pour procréer » était une nécessité du début du monde, quand il fallait que l’homme se multiplie. Ensuite, il aurait dû s’effacer devant l’inclination du sujet, qui est libre de décider de son existence. Mais Dieu voulait-il vraiment l’homosexualité ? Thomas ne va pas jusqu’à l’affirmer. Il propose toutefois indirectement une manière de vivre cette inclination « naturelle » : l’amitié. Dans son autre chef-d’œuvre, La Somme contre les Gentils, Thomas affirme prudemment que cette inclinaison s’exprime au mieux dans la relation entre homme et femme : « L’amitié, plus elle est grande, plus elle est solide et durable. Or entre l’homme et la femme, il semble y avoir l’amitié la plus grande » (I,III, chapitre 123).

Des couples homosexuels sanctifiés par le passé dans l’Église

Mais qu’est-ce qui empêche de l’étendre aux amis du même sexe, et notamment aux femmes ? Il est vrai que Thomas parle peu des femmes, deux fois selon Adriano Oliva. Mais leur situation peut justement permettre de séparer ce qui concerne le vice (de la sodomie) de la pure inclinaison homosexuelle. Car qu’est-ce qui les lie, si ce n’est quelques câlins ? L’amitié bien sûr, qui, dans les textes anciens, ressemble souvent à s’y méprendre à une passion homosexuelle. Dans L’Iliade d’Homère, où Achille est fou de Patrocle. Dans la Bible, qui évoque la relation liant David à Jonathan, le fils du roi Saül : « Or, dès que David eut fini de parler à Saül, Jonathan s’attacha à David et l’aima comme lui-même », assure le Livre de Samuel (1 S 18,1-4). Relation platonique ou couple gay ? Cette question a suscité toute une littérature… « Il n’est pas besoin de forcer le texte biblique, avance prudemment Adriano Oliva. Jamais les textes n’évoquent une relation sexuelle, seulement une amitié forte. » Soit. Restons-en donc à l’amitié « pure ». Et étonnons-nous. Pourquoi l’Église, qui a fait du thomisme sa doctrine officielle, persiste-t-elle à refuser l’homosexualité ? De fait, elle n’a jamais accepté cet aspect de la doctrine de Thomas.

Dès 1277, l’évêque de Paris en a interdit l’enseignement. Aujourd’hui encore, le catéchisme de l’Église affirme que bien que l’on ne choisisse pas son orientation, l’acte homosexuel n’est pas naturel. L’Encyclique Humanae vitae de Paul VI (règne 1963-1978) aurait pu représenter une avancée. Elle affirme en effet clairement, et pour la première fois dans l’histoire de l’Église, que l’acte sexuel est d’abord un acte d’amour et d’union entre les conjoints, qui peuvent choisir ou non de procréer. À eux d’assumer le fait d’être parents, et donc de pratiquer la régulation des naissances (limitée pour l’Église aux méthodes « naturelles », ce qui interdit la pilule).

Fous de Dieu, piliers de l'ÉgliseMais cette évolution de la doctrine de l’Église ne s’est pas étendue à l’amour homosexuel, coincé par Genèse I, 28. Pas d’amour ou de sexe possible. Encore moins de mariage à l’église. Les homosexuels n’ont pas le droit de recevoir l’eucharistie s’ils sont en situation de « péché » public, sauf s’ils s’obligent à une continence parfaite. Consolation ? Ils sont dans la même situation que les divorcés remariés, obligés pour se faire accepter de s’interdire les câlins, et donc de faire des enfants. Situation ubuesque que le synode sur la famille qui vient de se tenir en octobre à Rome n’a en rien réglée, sauf à demander plus de sollicitude pour les hétéros remariés.

Quant au livre d’Adriano Oliva, il lui vaut aujourd’hui les attaques des chrétiens les plus conservateurs, ceux de son ordre n’étant pas les moins agressifs. Or on l’ignore trop souvent, mais des couples homosexuels ont été sanctifiés par le passé dans l’Église : ce fut le cas, au IVe siècle, de saintes Perpétue et Félicité et de saints Serge et Bacchus, mais aussi d’autres couples à la fin du Moyen-Âge. En fait, l’Église tolère, voire absout. À Florence, à la Renaissance, des homosexuels notoires ont pu remplir des charges publiques. « Dans le cas où certains ont été condamnés pour crime de sodomie, ce fut seulement à l’exil », reconnaît encore l’auteur d’Amours. L’Église serait-elle hypocrite ? La présence en son sein de nombreux prêtres homosexuels, dont certains de haut rang, et les multiples scandales qui l’ont éclaboussée ces dernières années (dont le « coming out » de Krysztof Olaf Charamsa, membre de la Congrégation de la Foi en octobre 2015), poussent à le croire. Or l’hypocrisie n’est-elle pas toujours, selon Saint Thomas, le plus grave des péchés ?

Fous de Dieu, piliers de l’Église

Paul, Augustin, Thomas : ils sont les figures phares de la théologie chrétienne. Mieux : les stars, ceux dont les personnalités fascinent et qui ne cessent d’inspirer penseurs, artistes et écrivains. Dans Paul, Augustin, Thomas. Piliers du christianisme, Le Point Références présente et explique leurs textes essentiels. Et à travers leur vie et leur pensée, raconte l’histoire de l’Église. Sortie le 17 décembre, en vente deux mois. 7,5 euros. 114 pages.

« Amours : l’Église, les divorcés remariés, les couples homosexuels », d’Adriano Oliva, Cerf, 2015.