«Les artistes qui appellent à brûler ou à tuer des homos n’ont rien à faire sur une scène suisse!» C’est la conviction du conseiller national socialiste Mathias Reynard. Son initiative parlementaire déposée l’an dernier contre l’homophobie devrait être repêchée par une commission du Conseil national (à lire plus bas). Si elle passe, insulter les homos deviendra condamnable au même titre que le racisme.
Une telle loi inquiéterait des artistes de reggae. Plus précisément des chanteurs de dancehall, la forme la plus récente de la musique jamaïcaine. Des dizaines de morceaux contiennent des paroles ultraviolentes, notamment contre les homosexuels.
«Tire une balle dans la tête des gays», chantait Buju Banton en 1992, «Bute les pédés, mon flingue va tirer», chantait Sizzla en 2001. Des artistes jamaïcains qui, comme Capleton, se sont vu interdire de concerts dans plusieurs pays d’Europe depuis 2007, sous la pression des associations de défense des homosexuels.
«Sizzla est encore interdit de concert en Allemagne, mais c’est de l’histoire ancienne, il s’est excusé pour ces paroles», fait remarquer Joao Vita, de BoaBoaProd. C’est lui qui a produit le concert de Sizzla samedi dernier au Paladium à Genève: «Aucun problème avec les paroles! On avait négocié avant. Mais je trouve que cette loi irait beaucoup trop loin, cela reviendrait à censurer des artistes.»
Le conseiller national genevois Guillaume Barazzone (PDC), partisan de cette loi, se défend de vouloir faire de la censure: «On ne peut pas tout accepter au nom de la liberté d’expression. Les appels au meurtre heurtent mon sentiment de justice.» La loi ne sera pas liberticide, «du reste certains humoristes qui jouent aujourd’hui sur la provocation raciale ne sont pas forcément condamnés, observe Mathias Reynard. Il faut effectivement distinguer la provocation de l’appel au meurtre.»
Les chanteurs de reggae-dancehall ne seraient pas les seuls dans le collimateur. Des artistes de hip-hop pourraient également être visés. Certains ont déjà subi les foudres des associations de défense des homosexuels. Tel Sexion d’Assaut, qui chantait il y a trois ans encore «Je crois qu’il est grand temps que les pédés périssent – coupe-leur le pénis – laisse-les morts» dans la chanson On t’a humilié. Le groupe a fait amende honorable en 2011 et s’est engagé à retirer les paroles litigieuses.
Tradition jamaïcaine
En lançant son initiative, Mathias Reynard avoue qu’il «n’avait pas pensé au reggae», mouvement musical tout auréolé d’une image de paix avec la figure historique de Bob Marley. Mais pourquoi tant de haine dans le dancehall? «La Jamaïque reste une société très dure, très violente, explique Marc Ismail, spécialiste et producteur de reggae. Les artistes, qui en rajoutent sur le côté «rude boy», macho et agressif, ont profité de faire du buzz avec ce genre de chansons.» Une attitude bienvenue en Jamaïque, qui a la réputation d’être l’un des pays les plus homophobes au monde.
Les raisons seraient multiples, et d’abord religieuses: «La religion chrétienne, avec un fort accent sur l’Ancien Testament, joue un rôle central en Jamaïque, fait remarquer Marc Ismail. La vision de «l’abomination» que représente l’homosexualité est tirée en droite ligne de ce qu’en dit la Bible. Pour les Jamaïcains, l’homosexualité est perçue comme une vraie menace.»
Profil bas
Vision radicalement différente en Europe: «On passe rarement les morceaux avec des paroles hard ou violentes, mieux vaut rester tous publics», explique Alexis, DJ du collectif lausannois Back Inna Days, spécialiste du reggae et du ragga. Les critiques et les annulations de concerts ont pesé lourdement sur la carrière internationale de certains artistes. «Ils font profil bas, souligne Marc Ismail, ils savent que leurs ventes de disques en dépendent.»
>> Il est grand temps de réprimer les insultes envers les gays et les lesbiennes, estime Mathias Reynard (PS/VS), soutenu par de nombreux élus romands.
Son initiative parlementaire pour «lutter contre les discriminations basées sur l’orientation sexuelle» demande une extension de la norme antiraciste du Code pénal (261 bis): les propos qui inciteraient «à la haine ou à la discrimination envers une personne en raison de son orientation sexuelle» seraient punissables.
La Commission des affaires juridiques (CAJ) du National a approuvé le texte en 2013, mais celle du Conseil des Etats l’a refusé. La majorité conservatrice n’a «pas souhaité privilégier l’orientation sexuelle par rapport à d’autres critères de discrimination, comme l’âge ou le handicap». La CAJ du National doit revoter sur ce texte aujourd’hui, avant de le soumettre au plénum.
Une initiative du Canton de Genève formule la même exigence, mais propose de graver l’interdiction dans la Constitution. Demande qui a «moins de chances» d’aboutir, jugent plusieurs élus.
Par Patrick Chuard.
(24 heures)