Dans son livre Alysia Abbott relate ses vingt premières années auprès de son père, le poète militant homosexuel Steve Abbott, mort du sida en 1993. Un témoignage sensible habité par l’amour, mais sans aucun pathos. C’est aussi une chronique des premières années du sida à San Francisco. Une « féerie » rose et noire, que Sofia Coppola va porter au cinéma.
Longtemps après sa mort, en consultant une base de données sur Internet, Alysia découvre les nécrologies d’amis de son père disparus à cette époque : « Je me suis sentie abattue par le chagrin. Comme c’est étrange, me suis-je dit quand les pleurs se sont enfin dissipés. Je ne suis pas homo. Je n’appartiens pas à cette génération d’hommes qui ont perdu tellement d’amis qu’il leur a fallu jeter des répertoires entiers. Ce chagrin, je m’en rends compte à présent, m’a toujours accompagnée. C’est juste que je ne l’avais jamais située. »
Qualifier cet amour de filial est bien réducteur. Ne pas le nommer, ne pas le définir, ne pas le restreindre permet à Alysia de le garder bien vivant. Ce livre est vivant.
Des chroniques de San Francisco, il y en a eu des palanquées, depuis Armistead Maupin. La bohème psyché-baba des seventies, les ravages du sida ont été copieusement traités par la littérature et le cinéma. Le témoignage d’Alysia Abbott est, lui, inédit.
Comme souvent dans les contes de fées, l’histoire d’Alysia commence par la mort de la maman. La fillette n’a que 2 ans quand sa mère Barbara décède dans un accident de voiture. Elle et Steve Abbott se sont connus sur un campus d’Atlanta en 1969. Barbara se moque que Steve le poète préfère les garçons. L’ouverture sexuelle est un must. Marié en 1970, le couple libéré accueille Alysia quelques mois plus tard. Un amant de Steve est présent lors de l’accouchement. Après la tragédie, Steve brûle de rejoindre San Francisco, havre de liberté pour les parias de l’Amérique corsetée.
San Francisco, un Neverland peuplé d’enfants perdus
Mais que faire de sa fille ? « Pas un instant, il n’a envisagé de me confier, se souvient Alysia, de passage à Paris. Et pourtant, il n’avait pas un sou et une tante proposait de m’accueillir. » Etre fauché n’est pas rédhibitoire dans le quartier de Haight-Ashbury, où débarquent Abbott père et fille en 1974. D’appartements bancals en colocations folklo, ils arrivent vaille que vaille à survivre grâce aux allocations et aux petits jobs de papa. Néanmoins, ce qui motive ce dernier, c’est de vivre pleinement sa sexualité et de se faire sa place dans la communauté littéraire locale.
S’il s’arrange à faire garder sa fille lorsqu’il va draguer, elle le suit aux raouts enfumés où des bardes hirsutes déclament leur poésie barrée. Quand elle se lasse de se frayer un chemin dans les forêts de jambes, elle part s’endormir dans un coin. Et papa la rapatrie tard dans la nuit dans sa coccinelle déglinguée. « Cette paternité conférait un statut vraiment particulier à mon père car être gay à l’époque signifiait tourner le dos au modèle familial. Le mariage, le désir d’enfants n’étaient absolument pas d’actualité ! Comme dans Peter Pan, San Francisco était un Neverland peuplé d’enfants perdus sans maman qui ne voulaient pas grandir », raconte Alysia.
« J’en voulais à mon père de me faire payer sa différence »
Steve Abott n’a d’ailleurs rien du paternel idéal. L’amour qu’il éprouve pour sa fille a beau être incontestable, sa maladresse, son inconséquence et sa naïveté laissent parfois pantois. Il manquera ainsi de la laisser se noyer dans une piscine, l’exposera à toutes sortes de drogues ou la laissera se faufiler sous des draps où dort son amant nu. De quoi faire tousser toutes les DDASS du monde. « Je qualifie papa de “noble désastre” : il n’avait personne pour le guider, le conseiller, l’aider. Il faisait au mieux. Et m’aimait de tout son cœur. »
Tout ça ne compense pas le mal-être que ressent l’enfant en grandissant. « C’est moi qui étais au placard. A l’école, je souffrais en cachette. Je rêvais d’appartenir à une famille classique avec une mère, des frères et sœurs… J’en voulais à mon père – qui m’avait dressée au secret, notamment vis-à-vis de mes grands-parents – de me faire payer sa différence ».
Quand elle part étudier à New York puis en France à la fin des eighties, Alysia n’a pas pris la mesure du séisme qui est en train de frapper San Francisco. Cette fois, ce n’est pas la terre qui menace de l’engloutir, mais une épidémie en quatre lettres. Enfin épanouie, la jeune fille savoure la reconquête de sa jeunesse contrariée à Paris quand elle reçoit la visite de son père qui lui annonce qu’il n’en a plus pour longtemps. Et que ce serait bien qu’elle regagne le bercail pour l’assister.
« Seul objet de son affection qui ne l’ait jamais plaqué »
Au péril de choquer, Alysia Abbott la joue cash : oui, elle s’avoue alors trahie, renâclant à lâcher ses études et son petit ami frenchy pour jouer les infirmières en CDI. Mais pendant dix mois, elle sacrifiera tout sans rechigner, veillant Steve, qui perd progressivement la vue et son autonomie. Finalement accueilli dans un dispensaire du quartier de Castro, le poète meurt en tenant la main de celle qu’il comparait en riant au « seul objet de son affection qui ne l’ait jamais plaqué », puis à « un colocataire indélogeable ».
Ces métaphores attendries, Alysia les découvre en retrouvant les journaux que son père tient depuis sa naissance. Il y apparaît dans toutes ses dimensions. Parfois embarrassantes. Souvent touchantes. Elle mesure qu’à travers son père, c’est tout un monde qui s’enfuit. Un « Fairyland » auquel elle s’avère beaucoup plus attachée qu’elle ne le croyait. Et dont elle sait qu’elle devra témoigner. Près de vingt ans plus tard, le tribut est payé. D’autant plus que Sofia Coppola va produire l’adaptation du livre au cinéma. Mariée et maman, la journaliste-écrivain reçoit de nombreux témoignages, notamment de lecteurs qui ont découvert sur le tard l’homosexualité de leur père. Wendy s’est découvert des frères au pays des Peter Pan.
Fairyland, d’Alysia Abbott (Éditions Globe, 381 pages)
avec Bertrand Rocher