Témoignage. La transition démocratique n’a pas profité aux homosexuels, toujours pourchassés en Tunisie (VIDEO)

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Même lorsqu’il rit, il garde les réflexes en alerte et le regard effrayé des gens traqués. Depuis qu’il s’est affiché dans le cadre des activités publiques de l’Association Shams (Soleil), qui lutte pour la défense de la cause LGBT en Tunisie, son vice-président Ahmed Ben Amor, 19 ans, a tout perdu. Sa famille, sa maison natale située à Mahdia, sur la zone côtière, ses ressources, ses études, pourtant brillantes et prometteuses, sa sécurité physique et morale, sa liberté de marcher dans la ville. Aujourd’hui, des amis, à tour de rôle, l’hébergent à Tunis. Des amis pour qui il a peur, car les menaces de mort inondent son portable et se poursuivent dans la rue, à chacun de ses déplacements. Alors se conformant à des mesures de sécurité que lui conseillent ses copains, il essaye de changer régulièrement d’abri. Pour le jeune homme, le pays est devenu « une prison à ciel ouvert ». D’autant plus que sa « police, sensée protéger tous les citoyens dont la vie est en péril, livre à la vindicte populaire les membres de la communauté LGBT, qu’elle considère, en s’appuyant sur une législation pénalisant les pratiques homosexuelles, comme des Tunisiens de seconde zone, quant elle ne les humilie pas, ne les agresse pas, y compris sexuellement », témoigne-t-il sur justiceinfo.

En effet, en Tunisie l’article 230 du code pénal, qui date de l’époque coloniale, rend toujours passible de trois ans d’emprisonnement les personnes « pratiquant la sodomie et le lesbianisme ».

Pourtant, au départ, la vie d’Ahmed était bien celle d’un enfant tranquille, quasi prodige, aimé et choyé par des parents, tous deux professeurs. Le père, particulièrement religieux, était également imam à la mosquée du quartier. Ahmed B.A tout en découvrant ses penchants sexuels à l’âge de 15 ans, réussit avec succès le concours de l’Ecole pilote, l’école des cracks, qui prépare l’élite tunisienne de demain, et part poursuivre ses études au lycée d’une ville voisine. A 17 ans, l’adolescent, passionné de musique, d’écriture et de lecture, commence à tenir, sous un faux profil, un blog où il exprime ses idées, ses rêves, raconte des bribes de son quotidien, relaie des citations de ses lectures. Il reçoit des milliers de réactions et se rend compte de l’étendue de cette communauté de l’ombre, la communauté LGBT : le projet de créer une association pour défendre le droit d’existence des minorités sexuelles commence à germer au sein d’un petit cercle dont il est l’un des principaux animateurs. Il s’épanouit, la vie lui sourit, Ahmed est même…amoureux.

Tout bascule lorsqu’il y a une année de retour chez lui pour les vacances, sa sœur, toujours pleine de suspicions à son égard, découvre une vidéo intime dans son ordinateur. Les parents sont alertés.

« Interrogé par mon père, je n’ai pas nié mon homosexualité. Je voulais en finir avec les cachotteries et assumer pleinement mon identité sexuelle. Sa réaction me surprend par son inouïe violence. Il me suspend pendant un jour et demi au plafond et se relaie avec mes deux oncles pour lacérer mon corps avec une ceinture, puis à bout de force, il enfonce un couteau dans ma jambe. Ma mère et ma sœur n’interviennent pas, d’ailleurs ma survie je la dois aux voisins qui, ameutés par mes cris, viennent à mon secours et me transportent à l’hôpital », se souvient le jeune homme.

Bien qu’admis au service de réanimation, Ahmed n’a qu’une idée en tête : échapper à la peine capitale décrétée par sa propre famille. Il quitte l’hôpital en catastrophe, le pantalon déchiré, le visage ensanglanté et se réfugie chez des amis à Tunis.

« Mon père m’ayant coupé tous les vivres, j’ai travaillé le long de l’été 2015 pour assurer mes dépenses au cours de l’année scolaire à venir. J’étais intimement convaincu que mon seul espoir résidait dans mes études, elles incarnaient ma délivrance et mon rêve d’autonomie et d’indépendance », confie Ahmed.

Entre temps, l’Association Shams voit le jour en mai 2015. Elle n’hésite pas à afficher ouvertement ses couleurs. Dans un pays mû par un conservatisme profond sous des dehors de modernité, l’organisation qui annonce dans ses statuts vouloir défendre les minorités sexuelles sème la polémique dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ahmed s’engage corps et âme dans le combat, il réclame avec ses amis la révision de l’article 230 à la lumière des dispositions de la nouvelle Constitution, qui fait de l’Etat le « garant de la protection de la vie privée des citoyens ».

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Exclu du lycée pour « perversion sexuelle »

La campagne de soutien au jeune Marwen, un étudiant de 22 ans condamné à la fin du mois de septembre dernier à un an de prison ferme pour homosexualité après avoir été soumis de force à subir « le test anal », censé « prouver » les pratiques homosexuelles, est l’occasion pour l’association Shams de réactiver le projet de la dépénalisation de l’homosexualité et de dénoncer le « test de la honte ». Dans les médias, Ahmed se fait le porte parole de l’affaire Marwen. De retour, à l’Ecole pilote, il est insulté et expulsé de la salle de classe par son professeur de maths et ensuite exclu définitivement du lycée pour cause de « perversion sexuelle ». Aucun autre établissement, ni public, ni privé, n’accepte d’intégrer cet élève brillant, intelligent, à qui il ne restait que quelques mois pour décrocher son bac, probablement avec mention.

« Moi qui me préparais à devenir avocat, j’ai tout perdu. Je ne risque plus rien aujourd’hui. Et même si j’étais assassiné, il y a eu bien 15 crimes homophobes entre 2011 et 2015, ma mort servirait peut-être à quelque chose… Ma vie n’a de sens que dans mon engagement associatif », confie le jeune garçon de 19 ans.

Mais voilà que le chargé du contentieux de l’Etat envoie le 4 janvier dernier à Shams une ordonnance sur requête décidant la suspension de ses activités pour 30 jours. Une première étape, selon les juristes, pour mettre fin aux activités de l’association.

Menaces sur l’association LGBT

Un mois auparavant, Abdellatif Mekki, élu du mouvement Ennahdha, le parti islamiste membre de la coalition gouvernementale, estimait que l’association était « dangereuse pour la paix sociale ».

Le secrétaire général du gouvernement Ahmed Zarrouk a déclaré que l’association n’avait aucune existence légale. Or vouloir la suspendre n’incarne-t-il pas la meilleure preuve de sa reconnaissance ? « L’association n’a rien à se reprocher, elle est en conformité totale avec le décret-loi de septembre 2011 relatif aux associations et en accord avec la Constitution qui consacre les libertés individuelles et le respect de la vie privée », réplique Ahmed.

Depuis le 21 janvier, le prononcé du jugement a été reporté à cinq reprises. D’un renvoi à l’autre, le gouvernement, qui subit la pression de plusieurs ONG internationales, dont Amnesty International et Human Rights Watch, pour renoncer à l’interdiction de l’association Shams, ne sait plus quels arguments inventer pour satisfaire une opinion publique majoritairement opposée aux droits de la communauté LGBT.

Le 14 janvier dernier, le jour où les Tunisiens célèbrent leur révolution, qui a entrainé il y a cinq ans la chute d’un régime dictatorial et la mise en place d’une série de libertés politiques, Ahmed Ben Amor est sorti manifester sur l’avenue Bourguiba, l’artère principale de la ville de Tunis. Là où tous les souvenirs de liberté recouvrée convergent.

« C’était pour marquer le coup et rappeler que la communauté LGBT a participé elle aussi à la révolution : elle mérite par conséquent sa part de liberté et de dignité », souligne le vice-président de Shams. La date de la prochaine audience vient d’être fixée pour ce 16 février prochain.