« Je sais que le jour où je vais le dire à ma mère, je vais perdre ma famille. Elle ne va pas accepter ma réalité, mon homosexualité », confie Ahmed (nom d’emprunt), qui risque la prison s’il retourne dans son pays natal. D’origine tunisienne, dans la vingtaine, il vit avec sa famille à Montréal mais doit également mener une double vie pour ne pas se voir renier ou ostraciser. Le jeune homme a choisi de témoigner pour lever le voile sur cette vie « secrète ».
Est-ce que ta famille est au courant de ton homosexualité ?
Non, mais ma sœur l’a appris dernièrement. Je suis allé dormir chez des amis un soir. Elle a utilisé mon ordinateur portable et elle a vu mon Facebook qui était ouvert sur mon deuxième compte, qu’elle ne connaissait pas [car il est secret]. Elle s’est alors posé des questions. Elle a lu mes discussions, vu mes photos et c’est là qu’elle a compris que je suis gai.
Comment a-t-elle réagi ?
Elle m’a appelé et s’est mise à crier: « Tu reviens tout de suite et tu vas voir ce que je vais te faire, à toi et tes amis ». Je lui ai répondu qu’ici au Québec elle ne pouvait rien me faire. Elle m’a dit qu’elle me renverrait en Tunisie [où je peux être condamné à la prison].
Le lendemain matin, il y a eu confrontation ?
Oui. Elle est venue s’asseoir à mes côtés et elle m’a dit qu’elle était vraiment choquée, qu’elle ne s’attendait pas à ça de moi. (…) Elle m’a demandé pourquoi je faisais ça, pourquoi je ne pensais pas à ma mère et pourquoi j’avais changé. Elle a mis la faute sur mes amis. Je lui ai répondu que j’avais toujours été gai. Elle m’a alors dit que j’étais malade et qu’elle savait comment me guérir. Je lui ai fait savoir que j’avais déjà essayé de changer et que j’avais vu un psychiatre. Je m’étais moi aussi demandé si j’étais malade, mais ce n’est pas une maladie, l’homosexualité. Elle a alors critiqué le psychiatre en le traitant, lui aussi, de malade et d’homosexuel.
Est-ce que ta sœur t’a forcé à le dire à ta mère ?
Elle m’a lancé à voix haute « Allez! dis-le à ta mère, qui tu es. Puis, tu verras si ce que tu fais est bon ou non. Et tu vas voir qu’elle va tomber et mourir sur place. Autant on t’a aimé avant, autant on va te détester maintenant. » Mais je ne l’ai jamais dit à ma mère et j’ai plutôt changé de sujet. Je ne voulais pas en parler tout de suite.
« Je vis dans une vie qui ne m’appartient pas. Tous les jours, j’entre chez moi et je ferme ma cellule, et le lendemain j’en sors. »
Elle a évoqué la religion ?
Oui, elle m’a dit que je passerais toute l’éternité en enfer. J’ai voulu lui expliquer que ce n’était pas un choix, que j’étais comme ça. Elle n’a pas voulu m’entendre et m’a demandé de ne pas la toucher, car j’étais dégoûtant. Elle m’a lancé: « Tu n’es plus mon frère que je connais. » J’ai eu tellement de peine et je me sentais mal aussi parce que je suis très proche de ma famille, surtout de ma mère et de mes sœurs. J’ai toujours été le fils parfait et le frère parfait. Tout le monde m’aime, je suis gentil et j’aide les autres. Dans ma famille et dans mon entourage, tout le monde dit aux plus jeunes d’être comme moi. J’ai toujours fait mon possible pour être ce fils parfait et être homosexuel, ça ne devrait déranger personne, car je vais rester le même.
Est-ce qu’elle a compris ?
Non, elle m’a même dit que je n’étais plus un homme. Et que si un jour, elle devait dire à son mari qu’elle m’avait à ses côtés en sachant que suis homosexuel, je ne pourrai plus la défendre parce que je suis un « pédé ». Elle m’a dit de réfléchir à ce que ma mère va vivre quand elle va marcher dans la rue et que tout le monde va lui dire qu’elle a un fils pervers et gai. (…) Ma sœur veut maintenant me guérir en me trouvant une femme et en m’obligeant à me marier. Elle ne veut pas l’accepter, elle croit que c’est une période ou que je suis en dépression. Ma sœur a dit à ma mère de me surveiller et de ne pas me laisser seul [sans lui spécifier qu’Ahmed est homosexuel]. Si bien que ma mère pense que je sors avec des amis qui se droguent et que moi aussi je consomme.
Comment as-tu vécu ton homosexualité en Tunisie ?
J’étais discret et je ne m’acceptais pas comme gai. Je me suis toujours dit que c’était une période qui allait passer. J’ai même eu une relation avec une femme pendant plusieurs années. Il n’y avait pas de rapports sexuels à cause de la religion qui interdit les rapports avant le mariage. C’était une bonne chose pour moi (rires). J’étais avec une bonne fille et je projetais l’image que ma famille et mon entourage voulaient. J’ai alors essayé de me changer et de m’adapter à la situation, mais même quand elle essayait de m’embrasser, je n’y arrivais pas.
Et la question du mariage ?
Comme le veut la religion musulmane, quand tu sors avec une femme pendant plusieurs années, tu dois l’épouser. Sa mère et la mienne ont commencé à parler de mariage et des préparatifs. Ma blonde parlait de sa robe de mariage et moi, je lui disais que je n’aimais pas ses idées. J’essayais toujours d’éviter le sujet. Et un jour, je n’étais plus capable de continuer et j’ai arrêté la relation. J’ai dit à ma blonde que je ne ressentais rien pour elle et qu’elle serait mieux avec quelqu’un d’autre.
Tu n’as jamais été capable de l’avouer à ta copine non plus ?
Non, parce que tout le monde l’aurait su. Et je ne l’ai jamais dit en Tunisie. Même entre amis ou voisins, on n’en parlait pas. Je ne pouvais même pas défendre ceux qu’on savait gais. Et comment l’homosexuel est traité par la société là-bas, c’est l’enfer.
Les lois en Tunisie sont très dures pour les gais ?
Si tu es homosexuel, tu es condamné à la prison. Alors, même quand je pars en Tunisie en vacances, je supprime toutes mes photos et mes messages textes, car si tu es arrêté par la police pour un contrôle de papiers ou qu’elle a un doute sur toi, elle a le droit de vérifier ton cellulaire. Et si la police trouve des messages ou des photos incriminantes, elle peut exiger un test anal. Si tu vas en prison, les policiers disent aux prisonniers: « Ce gars est gai, amusez-vous avec lui. » Après trois ans de prison, la personne se suicide ou elle veut se venger quand elle sort. (…) Et si tu demandes aux Tunisiens ce qu’ils pensent des gais, ils vont dire que ce sont des pervers. Ils sont « brainwashés ». Dans certaines mosquées [plus radicales], l’imam invite les gens à dénoncer l’homosexualité et juste en parler, c’est un crime. Certains extrémistes veulent même la mort des gais.
Tu as déjà pensé au suicide ?
Oui, un jour, j’ai voulu prendre des pilules pour me suicider pour que ça s’arrête et pour ne pas faire souffrir ma famille. Je ne voulais pas non plus d’une vie où je dois me marier avec une femme pour faire plaisir à ma famille. Ç’aurait été encore plus l’enfer. Mais j’ai travaillé fort pour m’en sortir, pour chasser mes idées noires. C’était difficile, parce que j’étais toujours contre la personne que je suis réellement.
Tu as des trucs pour cacher ta double vie à Montréal ?
Oui. Avant d’arriver à la maison, je déchire tous mes papiers. Si je garde des choses d’HELEM (organisme qui lutte contre l’homophobie au sein de la communauté arabophone à Montréal), je dois les cacher dans mes poches intérieures. Je m’enferme dans ma chambre et je trouve des endroits pour les cacher. Je fais même des trous dans des objets pour en faire des cachettes. Je me prépare toujours des excuses avant que ma sœur me téléphone pour que ce soit crédible. Si je parle avec un ami gars, je fais semblant de parler à une fille. Je vis une double vie tout le temps. Ça me cause aussi des problèmes avec mon copain, parce qu’il voudrait que je le présente à ma famille.
Est-ce que le Québec t’a aidé à t’affirmer comme gay ?
Oui, beaucoup. En Tunisie, [pays qu’il a quitté pour Montréal lorsqu’il était enfant] je n’aurais jamais pu me construire un avenir. J’ai compris qu’ici il y a des droits protégés pour les homosexuels et ça m’a donné confiance pour m’accepter. Et, à l’extérieur de ma famille, les gens savent que je suis gai, parce que je le dis, même au travail. [Il occupe un petit emploi en attendant de trouver un travail dans son domaine d’études.] Il y a quelque chose qui a changé en moi, dernièrement.
Pourrais-tu le dire à ta mère ?
Quand je la vois, j’ai envie de lui annoncer mon homosexualité. Je suis la fierté de ma mère et j’essaie d’être toujours à la hauteur de ses attentes, mais j’en ai marre de me cacher. Une chance que mes amis sont plus ouverts. Ils me disent: « Si tu es heureux, nous le sommes aussi », mais chez moi, ce n’est pas comme ça. Pour ma famille, je ne peux pas être heureux et gai. L’entourage le dit: on est mieux mort qu’homosexuel. (…) Et même si ma famille voulait l’accepter, la communauté musulmane les en empêcherait. Cette religion sera la barrière. Tu ne peux même pas être ami avec un gai. J’aimerais bien qu’on soit tous d’accord un jour pour enlever les religions et que nous ne soyons que des êtres humains à part entière.
Et que penses-tu de ta religion qui est contre l’homosexualité ?
Un moment, je n’en voulais plus de la religion. Pourtant, j’ai longtemps parlé avec Dieu et je lui ai souvent demandé de me pardonner si être homosexuel est un pêché. J’ai fait les prières tous les jours et je suis allé à la mosquée pour lui parler. (…) Mais après des recherches, j’ai compris que nous sommes tous des humains avec des sentiments et que moi, je n’ai rien fait de mal. Après avoir compris ça, je suis retourné à la religion. C’est sûr que c’est difficile de vivre en tant qu’homosexuel dans la religion musulmane, mais ça ne m’empêchera pas d’être près de Dieu, car lui, il le sait, qui je suis.
Qu’est-ce qui t’attend ?
Je ne suis pas capable de le dire directement à ma mère, mais j’aimerais qu’elle le sache un jour. J’encourage d’ailleurs les gens à le dire. (…) Moi, je vis dans une vie qui ne m’appartient pas. Tous les jours, je rentre chez moi et je ferme ma cellule et le lendemain, j’en sors. Puis dans la journée, je suis contrôlé par téléphone. Je dois même envoyer des photos ou des preuves pour prouver à ma sœur ce que je fais. Ça devient très lourd. J’espère qu’en parlant de ma vie ça va au moins changer les mentalités, ce serait déjà beaucoup. Je veux conclure en disant aux parents: « Écoutez vos enfants avant qu’il ne soit trop tard. »
Propos recueillis par Marie-Christine Noël.