Il y a deux ans, Stéphanie, qui vient d’emménager dans une petite ville de Normandie avec Sam, sa petite amie, était encore un garçon. En tout cas pour les autres. Elle a toujours su que quelque chose n’allait pas. Ado timide et réservé, le malaise était là, un doute, une boule au ventre. « Plus la puberté avançait, plus j’étais mal. Gothique au collège, anorexique en seconde, boulimique en première… »
Stéphanie parle doucement, d’une voix légèrement voilée, un discret bégaiement vient rythmer ses explications. « J’ai eu une relation gay, j’ai vu que ce n’était pas ça. Je ne pouvais pas avoir une sexualité en tant qu’homme, tout simplement. Ça m’a aidée à y voir plus clair. »
C’est finalement sur Internet, au cours de son année de première, qu’elle trouve des réponses et comprend qu’elle n’est pas seule. À 16 ans, elle met des mots sur son mal-être. Dysphorie de genre. Fille dans sa tête, garçon dans son corps : Stéphanie en était là. Entamer une transition est un processus complexe et douloureux.
En France, près de sept trans sur dix entre 16 et 26 ans ont déjà pensé au suicide et 34 % ont tenté de passer à l’acte, révèle une enquête menée par deux assos, Homosexualités et Socialisme (HES) et le MAG, mouvement de jeunes LGBT. Aux États-Unis, où le sujet est pris au sérieux depuis longtemps, les chiffres qui émergent du National Center for Transgender Equality ne sont pas plus rassurants : 78 % des mineurs transgenres ont reconnu avoir été harcelés, 1/3 a été victime de violences physiques à l’école.
Addictions, automutilations et boulimie ne sont pas rares chez ces ados à la recherche de modèles et de repères. Stéphanie voit une psychiatre pendant un an sur les conseils de sa mère, déstabilisée par la situation : « J’ai perdu mon temps. » Dans sa famille, c’est Odile, sa grand-mère qui accueille le mieux la nouvelle. L’ancienne institutrice de 72 ans devient son principal soutien et sa confidente. Stéphanie lui écrit de longs mails dans lesquels elle détaille les plats que sa boulimie la pousse à ingurgiter. Odile veut l’accompagner, l’aider à se révéler. Début 2012, elle propose un acte symbolique : un nouveau prénom. La grand-mère baptise la petite-fille.
Une étape est franchie. Nouveau prénom, nouveaux vêtements : elle s’habille de plus en plus en fille. Elle profite des soirées de l’association du coin pour étrenner ses fringues. « Un mélange d’excitation et de joie. C’était vraiment ce que j’étais. » Le changement est radical : « J’ai arrêté d’être boulimique.” Stéphanie raconte son parcours comme une évidence et avec beaucoup de pudeur. Pour elle, il n’y a aucun courage dans ses choix, elle n’imagine tout simplement pas un autre chemin. Ses questions d’adolescente ne sont pas de savoir comment éviter l’acné mais comment échapper à la barbe. À l’école, elle se fait discrète. Mais l’été arrive, plein de promesses. Elle a 17 ans et plus aucune envie de se cacher. Pantalons moulants, débardeurs, faux seins, un peu de vernis et un trait de mascara deviennent une habitude. Ce n’est pas le jugement des élèves qu’elle redoute, mais celui de l’administration. Elle veut être elle-même, elle veut être Stéphanie. Le proviseur est a priori d’accord, mais s’inquiète des cours de sport. « Si vous enlevez vos seins, vous ne pourriez pas assister aux cours des garçons ?” Non. Ses nichons en plastique, elle les garde. C’est tout. « Je lui ai dit que dans quelques mois, ce seraient des vrais. » L’académie la convoque avec sa mère pour un entretien, et on lui propose une alternative : un prénom mixte pour ne pas embarrasser ses professeurs. Lors de l’appel, c’est à « Camille », dorénavant, qu’elle lèvera la main. Mais quelles toilettes doit-elle utiliser ? Celles des filles ou des garçons ? Réponse du lycée : celles des handicapés.
À chaque envie pressante, elle doit passer par le bureau de la vie scolaire pour récupérer la clé. L’administration pense que ça fera illusion, Stéphanie préfère en rire. Mais comment étudier sereinement dans ces conditions ? À la fin de l’année, elle rate son bac. Entre-temps, elle lance une demande officielle de changement de prénom. Une avocate et 2000 euros plus tard, la procédure tombe à l’eau, l’accord des deux parents étant nécessaire. « Je n’ai même pas essayé de demander à mon père. » Silence. « Il m’a dit qu’il ne m’appellerait pas Stéphanie. Alors on ne se parle plus. » C’est comme ça avec elle. Rien n’est vraiment grave, il n’y a que des événements qui s’enchaînent et avec lesquels il faut bien faire. Pas du genre à mettre un coup de pied dans la fourmilière, fût-ce avec son 43. Elle veut poursuivre sa transformation. Stéphanie ne supporte plus ce corps qui devient masculin. Elle voit un autre psychiatre à Lyon en espérant décrocher une autorisation pour se faire prescrire des hormones. Les rendez-vous s’enchaînent, rien ne bouge. Dans la salle d’attente, elle rencontre une autre transgenre qui lui recommande une endocrinologue libérale. Plus simple, tout aussi légal, il fallait juste le savoir. Par sécurité, le médecin demande une attestation et Stéphanie, après avoir choisi un psychiatre au hasard, obtient son « papier en une heure ». Mais entre-temps, l’endocrinologue change d’avis et craint soudainement d’être dans l’illégalité. « Devant l’insistance de ma mère, la spécialiste a fini par accepter », raconte Stéphanie. Rares sont les professionnels au fait de la procédure pour les mineurs, et ceux qui le sont ne veulent pas forcément l’appliquer aveuglément.
Le danger, c’est de confondre un début de schizophrénie et une dysphorie de genre majeure.
Edwige Julliard, présidente de l’association ORTrans (Objectif Respect Trans), connaît bien cette problématique : « J’ai le souvenir d’un mineur qui avait contacté l’hôpital public pour un traitement. Non seulement les praticiens ont refusé, mais en plus ils ont menacé de porter plainte contre ses parents s’ils soutenaient la démarche de leur enfant ! Mais le revirement existe, prévient le professeur Hervé Lejeune, endocrinologue à Lyon et spécialiste de la question : « Plus le patient est jeune, plus les risques qu’il veuille revenir en arrière sont grands. Les psychiatres sont moins formels quand le patient a 12 ans que quand il en a 18. » Le danger, c’est de confondre un début de schizophrénie et une dysphorie de genre. « Certains cas se sont très mal finis”, ajoute le professeur. Comprenez par un suicide. Janvier 2013. La délivrance. Stéphanie prend enfin de l’Androcur pour stopper la production de testostérone. « J’étais si impatiente de commencer mon traitement, ça avait été trop long. Je me suis sentie rassurée. » Deux mois plus tard, elle ajoute, le matin, quelques dosettes de gel d’œstrogènes qu’elle applique sur ses cuisses. Sa peau devient plus fine, sa poitrine pousse doucement, ses poils disparaissent, son âge fait le reste. Des problèmes d’articulation ont suivi, mais ce serait bien pire si elle s’y était prise adulte. Plus le traitement débute tôt, plus il est simple pour les transgenres de se fondre dans l’autre sexe. Pour les hommes, la pomme d’Adam n’est pas encore proéminente, la mâchoire pas trop carrée, la barbe discrète ; chez les femmes, la poitrine n’a pas poussé, le bassin est resté étroit.
Depuis qu’elle est majeure, Stéphanie a le droit de faire une demande pour inscrire son nouveau prénom sur ses papiers officiels, « même s’il y aura toujours un M en face de “Sexe” sur ma carte d’identité ». Pour transformer en F cette lettre qui change tout, il faudrait aller beaucoup plus loin. C’est la loi : une opération de « réassignation de genre » – soit l’ablation des organes sexuels – est la condition sine qua non d’une demande de changement d’état civil. « Stérilisation forcée », « mutilation », dénoncent les associations. Plusieurs amendements ont été déposés au Sénat pour ne plus conditionner le changement d’état civil au passage sur le billard. De toute façon, Stéphanie n’est pas forcément prête. « Ce serait plus pratique pour les culottes à la plage, mais ce n’est pas ça qui m’empêche d’être une fille, ni d’être heureuse. » Pour être heureuse, elle a Sam, connue sur un forum en février. Elles se sont beaucoup parlé avant de se rencontrer, en mai dernier. Quelques semaines après leur premier rendez-vous, elles s’installent ensemble dans un appartement à Evreux, où travaille Sam. « C’est une relation qui a l’air très forte », témoigne la mère de Stéphanie, qui a accepté comme une évidence le départ de sa fille. Sam a entamé sa transition au même moment que sa compagne, mais elle était plus âgée, son corps était plus masculin, sa barbe déjà drue. Il faudra plus de temps. Gay ? Lesbienne ? Stéphanie et Sam n’ont pas la réponse. C’est une histoire d’amour, pas une case à cocher. Elles continuent côte à côte leur bout de chemin. Difficile, à 19 ans, de savoir où il les conduira. Stéphanie va déjà entamer sa vie d’adulte. Sa vie de femme.
Propos recueillis par