Négation des sexes et des corps, arrière-pensée politique, obsession de la domination: la pionnière du « gender » revient sur les inquiétudes que son courant de pensée suscite en France.
Le Nouvel Observateur En 1990, vous aviez publié «Trouble dans le genre», qui devait marquer l’irruption dans le débat intellectuel de la «théorie du genre». De quoi s’agit-il ?
Judith Butler Je tiens tout de suite à préciser que je n’ai pas inventé les «études de genre» (gender studies). La notion de «genre» est utilisée depuis les années 1960 aux Etats-Unis en sociologie et en anthropologie. En France, notamment sous l’influence de Lévi-Strauss, on a longtemps préféré parler de différences sexuelles. Dans les années 1980 et 1990, le croisement de la tradition anthropologique américaine et du structuralisme français a donné naissance à la théorie du genre.
Cette théorie est parfois reçue comme une façon de dire que les différences sexuelles n’existent pas…
On croit que la définition du sexe biologique est une évidence. En réalité, elle a toujours été l’objet de controverses entre scientifiques. On me demande souvent si j’admets l’existence du sexe biologique. Implicitement, on me dit: «Vraiment, il faudrait être fou pour dire que cela n’existe pas.» Et, c’est vrai, le sexe biologique existe. Il n’est ni une fiction, ni un mensonge, ni une illusion.
Simplement, sa définition nécessite un langage et un cadre de pensée – autant de choses qui par principe peuvent être contestées et qui le sont. Nous n’avons jamais une relation simple, transparente, indéniable au sexe biologique. Nous devons passer par un cadre discursif, et c’est ce processus qui intéresse la théorie du genre.
Les genres, ce sont aussi des normes, que vous critiquez.
Les études de genre ne décrivent pas la réalité de ce que nous vivons, mais les normes hétérosexuelles qui pèsent sur nous. Nous les avons reçues par les médias, par les films ou par nos parents, nous les perpétuons à travers nos fantasmes et nos choix de vie. Elles nous disent ce qu’il faut faire pour être un homme ou une femme. Nous devons sans cesse négocier avec elles. Certains d’entre nous les adorent et les incarnent avec passion. D’autres les rejettent. Certains les détestent mais s’y conforment. D’autres jouent de l’ambivalence… Je m’intéresse à l’écart entre ces normes et les différentes façons d’y répondre.
Il n’y a donc pas de «nature masculine» ou de «nature féminine»? Jamais on ne peut dire «moi, en tant qu’homme» ou «moi, en tant que femme»?
Il se peut qu’existe une nature féminine, mais comment le savoir ? Et comment la définir? A l’instant même où nous commençons à en parler, nous nous devons d’argumenter, de défendre notre point de vue: le genre est toujours l’objet d’une discussion publique, ce n’est jamais une évidence donnée par la nature. Certes, je peux parler en tant que femme. Par exemple, je peux dire qu’en tant que femme je combats les discriminations qui pèsent sur les femmes. Une telle formulation a un effet politique incontestable. Mais décrit-elle ce que je suis? Suis-je tout entière contenue dans ce mot «femme»? Et est-ce que toutes les femmes sont représentées par ce terme lorsque je l’utilise pour moi?
Vos travaux s’inscrivent dans une tendance de la pensée américaine qui s’intéresse aux victimes de la domination: les femmes et les homosexuels pour les «gender studies», les minorités raciales pour les «postcolonial studies», les personnes vulnérables pour la «théorie du care». En face, il y a un adversaire commun: le «mâle blanc hétéro riche». Votre réflexion s’adresse-t-elle aussi à lui?
Comme tout le monde, le «mâle blanc hétéro riche» est l’objet de demandes variées auxquelles il doit se conformer. Vivre son hétérosexualité, sa «blanchitude», ses privilèges économiques, cela signifie se mouler dans les idéaux dominants, mais aussi refouler les autres aspects de sa personnalité: sa part homosexuelle, sa part féminine, sa part noire… Comme tout le monde, le mâle blanc hétéro négocie en permanence. Il peut prendre certains risques. Mais parfois, lorsqu’il se regarde dans le miroir, il voit… une femme ! Et tout ce à quoi il croyait tombe en morceaux !
La théorie du genre a-t-elle une visée politique ?
Je pense aux personnes dont le genre ou la sexualité a été rejetée et je voudrais aider à l’avènement d’un monde où elles puissent respirer plus facilement. Prenez le cas de la bisexualité: la notion d’orientation sexuelle rend très difficile d’aimer tantôt un homme, tantôt une femme – on vous dira qu’il faut choisir. Voyez encore la situation des «intersexes», les gens sexuellement ambigus ou indéterminés: certains demandent que leur ambiguïté soit acceptée comme telle et qu’ils n’aient pas à devenir homme ou femme. Comment faire pour les aider ? L’Allemagne vient de créer un troisième genre dans les catégories de l’administration. Voilà une façon de rendre le monde plus vivable pour tout le monde.
Peut-on se libérer du genre ? Certains plaident pour un monde où le sexe ne serait plus qu’une variable secondaire, comme la couleur des cheveux ou la taille…
Je n’ai jamais pensé qu’il fallait un monde sans genre, un monde post-genre, de même que je ne crois pas à un monde post-racial. En France, des élus de gauche ont demandé qu’on supprime le mot «race» de la Constitution. C’est absurde ! Cela revient à vouloir construire un monde sans histoire, sans formation culturelle, sans psyché…
Nous ne pouvons pas faire comme si la colonisation n’avait pas eu lieu et comme s’il n’existait pas des représentations raciales. De même, à propos du genre, nous ne pouvons pas ignorer la sédimentation des normes sexuelles. Nous avons besoin de normes pour que le monde fonctionne, mais nous pouvons chercher des normes qui nous conviennent mieux.
Dans les pays occidentaux, la droite et même l’extrême droite utilisent le thème de l’homosexualité pour dénoncer l’islam et l’accuser d’homophobie. En 2010, lors de la Gay Pride de Berlin, vous aviez refusé un prix en dénonçant la dérive xénophobe du mouvement homosexuel. Cette inquiétude est-elle toujours d’actualité ?
Il existe une façon nationaliste, de droite, de défendre les homosexuels. Mais à l’opposé on trouve des gays et lesbiennes qui combattent à la fois l’homophobie et le nationalisme extrême. Porteurs d’un projet de justice social, ils ne se contentent pas de réclamer des droits seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour les autres minorités et notamment pour les migrants.
Ce qui m’avait gênée à Berlin, c’est que le seul groupe dont les associations allemandes dénonçaient l’homophobie, c’était les immigrés musulmans. Comme s’il était facile d’être un adolescent gay dans le système éducatif allemand ! Comme si les Eglises avaient soutenu le combat des homosexuels ! Réduire l’homophobie en Europe à l’islamisme, cela permet de dire: nous, Européens, nous sommes civilisés, nous ne sommes pas homophobes comme les musulmans. C’est faire de l’islam un bouc émissaire. Or l’affaire est beaucoup plus complexe. Par exemple, quiconque a été au Caire ou à Ramallah sait qu’il existe là-bas des communautés gays très vivantes.
Vous avez critiqué les lois françaises interdisant le port du voile islamique à l’école et celui de la burqa. Pourtant, c’est un exemple manifeste de discrimination liée au genre…
Je ne comprends pas la fixation française sur ce sujet. Le voile peut certes être un signe de soumission, mais c’est aussi un signe d’appartenance à une famille, à une religion, à un pays d’origine, à une communauté. Contraindre une femme à ôter le voile, c’est l’obliger à se couper de ses attaches, à se déraciner. Certes, on peut juger que s’arracher à son milieu d’origine est une bonne chose, mais ce n’est pas à l’Etat d’en faire une norme obligatoire.
Enlever le voile, pour une musulmane, ce doit être un choix, comme le mariage pour un couple gay: personne ne vous oblige à vous marier, mais on vous en donne la possibilité. C’est une norme, mais ce n’est pas obligatoire.
Par Eric Aeschim
Propos recueillis par Eric Aeschimann
Nouvelobs