Longtemps, très longtemps, il y a eu le Drugstore. Bar lesbien emblématique du Village, il a fermé ses portes en 2013, suivi l’an dernier du Royal Phoenix dans le Mile-End, qui ralliait les fêtardes saphiques. Sans domicile fixe, la communauté lesbienne fait maintenant sa place dans les bars… hétéros!
Mercredi soir à la microbrasserie Helm, rue Bernard Ouest. Fanny Hidalgo est fébrile. «J’espère qu’elles seront nombreuses à venir!» lance la jeune femme, instigatrice de la toute nouvelle soirée «Girls Night Out», dédiée aux rencontres entre lesbiennes, bisexuelles et hétéro curieuses tous les mercredis. «C’est rendu difficile de faire des rencontres plus sérieuses dans un endroit relaxe. Il y a de moins en moins de bars dédiés à la communauté bi et lesbienne, et les seuls qui restent ont plus une culture du clubbing… Nous sommes nombreuses à nous rabattre sur les sites de rencontre», raconte-t-elle.
Bien implanté dans le quartier du Mile-End, le Helm offre une atmosphère décontractée qui attire notamment les jeunes professionnels, explique la propriétaire de l’établissement Pétula Laliberté. «Quand Fanny m’a proposé son idée, j’ai dit oui sans hésiter. Je veux que mon bar soit inclusif et sans étiquette, et permette à tous de faire des rencontres. C’est ça l’avenir», dit-elle, contente d’aider la communauté lesbienne et bisexuelle à sortir d’une certaine invisibilité.
Le concept «inclusif» se reflète aussi à Notre-Dame-des-Quilles, un petit bar doté d’une allée de quilles dans la Petite-Patrie. Lorsqu’il a ouvert les portes en 2012, Derek Aylward était loin de se douter que son local deviendrait une référence pour les LGBT (lesbienne, gai, bisexuel et transgenre). «Je ne visais pas une clientèle en particulier, mais cette communauté s’est tout de suite sentie à l’aise. Et c’est tant mieux. Ici tous sont les bienvenus, peu importe leurs orientations», affirme-t-il.
Moins ghettoïsées
La disparition des bars exclusifs aux lesbiennes s’explique notamment par la fin du besoin d’être en «ghetto». C’est du moins ce qu’avance Florence Gagnon, présidente de la plateforme Lez Spread the Word (LSTW). «À Montréal, la population est très ouverte d’esprit, et les droits des LGBT sont de plus en plus acquis et respectés. Les filles se sentent à l’aise de sortir n’importe où, explique-t-elle. C’est une bonne chose, mais ça diminue les occasions de rencontre entre les célibataires, en plus de rendre la survie des établissements ‘‘étiquetés’’ difficile.» Cette situation explique aussi, selon elle, qu’une grande majorité de lesbiennes ont déserté le Village, qui demeure un giron plus masculin.
Constatant que la scène lesbienne est dorénavant «éparpillée», Mme Gagnon et la réalisatrice Chloé Robichaud (Sarah préfère la course) ont décidé de fonder le site web LSTW, afin d’avoir un lieu virtuel d’échange et de partage. En plus de tenir le milieu lesbien informé des nouvelles et des évènements les concernant, LSTW organise aussi, depuis un an, la soirée thématique «Où sont les femmes?». L’évènement de type «5 à 7», qui a lieu une fois par mois, connaît un immense succès (300 à 400 femmes en moyenne) et se déroule dans un bar «hétéro» du Plateau, La Porte Rouge. «C’est tellement populaire, nous avons bien compris que cette soirée venait combler un besoin d’avoir des lieux de rencontre pour la communauté», observe Mme Gagnon. Son équipe a ainsi organisé une seconde soirée mensuelle au bar Fitzroy cette fois, sur l’avenue Mont-Royal, où plus de 500 femmes se sont donné rendez-vous en janvier dernier.
Florence Gagnon affirme que les propriétaires des bars où se tient ce type d’évènements sont heureux d’accueillir cette «clientèle rose» qui aime sortir.
D’ailleurs, cette dernière a effectué récemment un voyage à Los Angeles, où elle a constaté l’émergence de plusieurs bars «non étiquetés et inclusifs» mis sur pied par le richissime entrepreneur Brent Bolthouse. Ces lieux deviennent une référence pour les rencontres LGBT, sans écarter les hétéros du portrait pour autant. «C’est une formule gagnante, c’est certain», dit-elle.
«On n’est pas des buveuses de tisane!»
Pour Val Desjardins, figure incontournable de la scène LGBT et joueuse émérite de roller derby, il ne fait aucun doute que les bars «inclusifs» doivent se multiplier. Le succès des soirées «clandestines» prouve que la communauté lesbienne ne se réduit pas à des filles casanières, collées à leur divan.
«C’est trop facile de dire que les bars lesbiens ferment parce que les filles sont toutes en couple à la maison. On n’est pas des buveuses de tisane!», s’exclame celle qui était copropriétaire du bar Royal Phoenix, à l’angle du boulevard Saint-Laurent et la rue Bernard. La jeune femme affirme que l’établissement était extrêmement populaire, tant auprès des LGBT que des hétéros. «Nous nous affichions queer, mais nous étions clairement ouverts à toutes les orientations. Et ça marchait très bien, on avait un beau mélange des genres», précise-t-elle. Ce n’est donc pas la perte de profits qui explique la fermeture du bar, mais plutôt les activités financières illicites d’un partenaire.
Selon Mme Desjardins, il faudrait qu’un nouveau «Royal Phoenix» (ou son équivalent) voit le jour. «C’est super les soirées thématiques dans les bars hétéros marchent bien, mais il faut un endroit lesbien clairement affiché, tant pour les filles qui ne sont pas encore connectées à la communauté, que pour les immigrantes, ou celles en région», fait-elle valoir. Le Village garde aussi sa pertinence et sa raison d’être, poursuit-elle, car il s’agit d’un lieu sécuritaire pour faire son «coming out» ou simplement découvrir sa sexualité.
Quand la loyauté fout le camp
Même si les lesbiennes, et les femmes en général, possèdent un pouvoir d’achat de plus en plus grand, les chances de survie d’un bar lesbien à long terme demeurent incertaines, avance Yves Lafontaine, rédacteur en chef du magazine Fugues.
«Internet a rendu la vie très difficile aux tenanciers de bars, car les clients sont beaucoup moins fidèles qu’avant; ils sont plus informés des divers évènements de la scène nocturne, ils veulent explorer et bougent beaucoup», souligne-t-il.
Les soirées telles que les vendredis «Cocktail Ladies», au bar le Cocktail dans le Village, ou encore les mercredis «Girls Night Out» au Helm, sont d’excellents moyens de créer une forme de loyauté à un établissement. «Le secret pour tous les bars, lesbiens ou non, est de constamment se renouveler, de créer diverses soirées thématiques, et surtout, d’être très inclusifs et rassembleurs», conclut-il.
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