En octobre 2012, la cour d’appel de Rennes a validé le changement d’identité d’une transsexuelle mariée et père de trois enfants.
Ses trois fils l’appellent toujours papa. Alors, évidemment, ça fait bizarre quand ils sont tous ensemble dans la rue, maintenant qu’elle a ces longs cheveux bouclés, ces créoles qui dansent aux oreilles, ces bagues et ces gestes gracieux qu’elle semble avoir esquissés toute sa vie. Pourtant, cela ne fait qu’un an que Chloé Avrillon, 42 ans, vit dans ce corps de femme dont elle avait toujours rêvé.
Pendant quarante ans, j’ai vécu enfermée par erreur dans un corps d’homme que je haïssais. J’ai l’impression d’une seconde naissance. «
Chloé est une transsexuelle, comme on dit, même si elle déteste ce mot, lui préférant le terme « transidentitaire« .
Presque un an après son opération, à Bangkok, qui a finalisé sa métamorphose, elle continue à s’émerveiller de sa toute nouvelle féminité : « J’en suis encore aux premières fois. » La première robe, le premier soutien-gorge, les premiers talons… Et, bientôt, ses nouveaux papiers : la semaine dernière [fin octobre 2012, NDLR], la cour d’appel de Rennes a donné à Wilfrid Avrillon le droit de changer d’état civil et de s’appeler enfin Chloé Avrillon. Alors qu’elle est toujours mariée à Marie, la mère de ses trois enfants.
« Je me suis toujours sentie fille. Je détestais ce corps »
Chloé. C’était le nom qu’elle s’était donné dans son coeur. « Je me suis toujours sentie fille. La puberté, ce fut un déchirement. Je détestais ce corps qui s’éloignait de plus en plus de ce que je voulais être. » Elevé par une mère aimante, un beau-père présent – « les trans ne sont pas forcément des enfants délaissés ! » -, Wilfrid-Chloé est un jeune garçon efféminé, mal dans sa peau, fan de David Bowie et de Boy George, pour leur allure androgyne. A la fois obsédé par les filles, parce qu’il veut être comme elles et… qu’il est attiré par elles.
« Je ne rentrais dans aucune case. Un jour, j’ai appelé un numéro d’aide pour les ados homosexuels. La personne m’a dit : ‘Désolé, je ne peux rien pour vous.’ Moi, je voulais être une fille, c’est vrai, mais je n’ai jamais été attiré par les garçons. C’est ce que j’ai dit à ma mère, qui s’inquiétait, pensant que je niais mon homosexualité. »
« Des filles au masculin »
Les personnes dont Wilfrid tombe amoureux sont « toujours des filles au masculin, comme dans la chanson d’Indochine. Mon complément, en quelque sorte », dit-il. Quand, à 22 ans, il rencontre Marie, cheveux courts, garçon manqué, ils se trouvent tout de suite et tombent amoureux. Même si, dans l’intime, comme le confie pudiquement Chloé aujourd’hui, la fille égarée dans un corps de garçon reste dégoûtée par ses attributs d’homme et par l’acte sexuel : « Mais je voulais surmonter ce blocage pour Marie. J’avais trop peur de la perdre. »
Ils s’installent ensemble. Wilfrid travaille dur et réussit le concours de l’Ecole nationale de l’Aviation civile : « Pour moi, les trans étaient des gens qui se prostituaient au bois ou qu’on enfermait à l’asile. C’était une angoisse terrible pour moi d’avouer ce que j’étais. Je n’avais qu’une obsession : me construire une place stable dans la société. »
Détresse identitaire
Wilfrid-Chloé croit qu’il va pouvoir « oublier » tout cela. D’autant que Marie est enceinte. Il a 25 ans. « C’était un immense bonheur. Et en même temps, j’aurais tellement voulu porter cet enfant moi-même. Quel piège ! Je devais désormais m’interdire de penser à devenir une femme. Comment assumer tout cela avec un enfant ? » Alors Wilfrid enfouit tout. Avec Marie, ils ont un deuxième enfant. Puis un troisième. Ils déménagent dans la petite ville de Landerneau, dans le Finistère. Mais Wilfrid part à la dérive, rongé par cette détresse identitaire, soufrant de cette allure efféminée qui lui vaut d’être traité de « tarlouze » ou de « pédé ».
« J’hésitais à faire mon coming-out. J’avais si peur qu’on m’enferme dans un hôpital psychiatrique, qu’on me retire les enfants. Et puis, en 2009, Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, a annoncé que les troubles identitaires ne seraient plus considérés comme des maladies mentales. Le décret est passé l’année d’après. J’étais mûr. »
« Elle avait senti que j’étais une fille dans un corps de garçon »
Ce 16 janvier 2010, c’est pourtant Marie qui va parler la première. Elle confesse ce qu’elle a caché si longtemps à son mari. Avant lui, elle n’avait aimé que des filles. Ses parents n’avaient jamais accepté son homosexualité, elle est tombée amoureuse de lui sans vraiment comprendre comment c’était possible. « Elle avait senti que j’étais une fille dans un corps de garçon. Mais pendant toutes ces années, on ne s’était rien dit. Elle avait peur de me perdre. Comme moi j’avais peur de la perdre. » Cette fois Wilfrid est décidé. Il devient Chloé.
De cet « après-coming-out », Chloé garde le souvenir d’une période en apesanteur. « Je m’attendais à tout perdre. Ma famille, mon job. Mais, Marie m’a beaucoup soutenue. Ma mère aussi. » « C’était un soulagement. Je savais enfin pourquoi Chloé allait si mal pendant toutes ces années », dit la mère. Et elle ajoute : « Oui, j’ai eu un fils et maintenant c’est une fille, mais je m’en fiche, c’est mon enfant, et il est encore en vie, alors que j’ai pensé le perdre. »
« J’aurais préféré être un père comme les autres »
Et les enfants de Wilfrid-Chloé, ces trois garçons chéris qui ont à l’époque 13, 11 et 6 ans, comment ont-ils vécu cette transformation ? « Les pédopsychiatres nous ont assuré que tant qu’on les entourait, ça irait… On ne le croyait pas, mais pourtant, c’est ce qui s’est passé. Quand j’ai commencé à me faire pousser les ongles, mon aîné l’a remarqué. J’étais gênée, je lui ai dit que je commençais la guitare. Il m’a dit : ‘Arrête papa, on ne me la fait pas.’ Bien sûr, j’aurais préféré être pour eux un père comme les autres. Mais que vaut-il mieux ? Un père qui se suicide, ou un père qui devient une femme ? »
Et quand Marie et Wilfrid-Chloé expliquent la situation au principal du collège privé catholique où est scolarisé Théo, ce sont eux qui tombent de leur chaise. Celui-ci leur annonce qu’un élève du même âge que Théo connaît une situation familiale identique : son père vient de se faire opérer pour devenir une femme… Et, l’an dernier au lycée, un garçon a vécu la même expérience.
« Certains collègues m’ont dit que cela les dégoûtait »
Au travail, à Brest, Wilfrid a en revanche eu du mal à faire admettre qu’il s’appellerait désormais Chloé. « Certains collègues m’ont dit que cela les dégoûtait, d’autres qu’ils refuseraient de me serrer la main. » Elle a donc été mutée à Paris en mars 2012. Pudiquement, elle avoue que Marie et elle ont désormais « repris leur liberté » : Chloé a rencontré une autre femme, Marie-Pierre, Marie aussi.
« Je suis devenue une femme, certes, mais pas la femme que Marie avait choisie. C’est compliqué de faire le deuil de la personne qu’on a connue et aimée. Marie a eu besoin d’aller voir ailleurs, au début, j’ai eu un pincement au coeur, mais j’étais heureuse pour elle. » Pourtant, Chloé et Marie se sont battues devant les tribunaux pour rester mariées, pour que le changement d’état civil de Chloé n’annule pas leur passé. « Marie, je la protégerai toute ma vie. On est liées pour toujours. Sans elle, je me serais flinguée. Elle m’a donné une famille, mes enfants. Et ça, nous nous battrons pour le préserver. »
(Article publié dans « le Nouvel Observateur » du 1er novembre 2012)